Le média de ceux qui font l'Afrique d'aujourd'hui et construisent celle de demain

La vie Forbes

FELWINE SARR, L’AFROTOPISTE

Felwine SARR (Sénégal) écrivain, économiste ©Francesca Mantovani de Gallimard

Chantre d’une nouvelle pensée africaine, le libre penseur sénégalais défend un continent qui doit apprendre à se juger selon ses propres critères. Une réflexion revigorante qui fait de Felwine Sarr l’un des plus grands agitateurs d’idées contemporains du continent. Forbes Afrique l’a rencontré.

Par Karo DIAGNE-NDAW

Il parle comme un livre. Chez Felwine Sarr, l’expression n’est pas une métaphore mais une évidence. Justement, l’homme est Professeur d’université. L’entretien a lieu à Dakar, dans le restaurant de l’Institut Français Léopold Sédar Senghor. Lui, revient du Salon du Livre de Genève, en Suisse, et doit regagner Saint-Louis. La fatigue, que l’on devine à ses yeux rougis par le manque de sommeil, n’altère en rien la fraîcheur et la pertinence de ses idées. Avec ténacité, Felwine Sarr porte avec conviction un discours qui va au-delà de l’afro optimisme et qui a plutôt pour objet de se réapproprier le discours sur soi-même, d’abord, explique l’économiste, pour un continent trop souvent aphone. Une constante notée depuis plusieurs siècles, déplore l’auteur d’Afrotopia, son essai paru en 2016 (Editions Philippe Rey) où il pose un regard neuf sur le continent, car selon lui : « l’Afrique n’a personne à rattraper ».

Depuis plusieurs siècles, le continent subit des discours venus de l’extérieurs qui sont « forgés, entérinés, articulés dans d’autres espaces », soutient Felwine Sarr. Même lorsque le discours devient « afro euphorique », la démarche reste la même car le continent est alors vu comme un eldorado économique pour les décennies à venir. Encore un discours que les Africains n’ont pas produit et qui emprunte la grille d’évaluation de la vision occidentale d’une aventure sociétale. « C’est un discours tourné vers l’économique qui ne dit rien sur le culturel, le ‘’civilisationnel’’, le spirituel et les autres dimensions de l’Être ». Pour l’essayiste, cette primauté accordée aux questions économiques occulte les autres dimensions du continent.

Une Afrique qui serait « devenue intéressante puisqu’on se rend compte qu’elle a une démographie, des terres et des ressources et probablement, les taux de croissance les plus élevés, dans les décennies à venir, se trouveront sur le continent car elle en a toutes les potentialités », souligne le professeur.

« L’idée, c’est de se dire soi-même, se projeter, se représenter, se penser, penser son présent et les destins que l’on veut se donner, et penser sa place dans le mouvement du monde », poursuit Felwine Sarr. Cependant, il note « une critique de ces deux types de discours qui sont pour [lui] le même discours, dans un miroir inversé, l’afro optimisme et l’afro pessimisme se répondent. Alors que « entre les deux, on peut avoir un regard critique intermédiaire sur sa réalité qui ne tombe pas dans les affects des deux discours et qui tente de frayer un chemin, avec lucidité, sur le présent et le devenir du continent », analyse le penseur.

Un combat à mener pour Felwine Sarr, mais où il n’est pas seul. D’autres l’ont rejoint comme le Camerounais Achille Mbembé avec qui il organise, depuis 2016, à Dakar et Saint-Louis, « Les Ateliers de la Pensée ». Une rencontre au cours de laquelle philosophes, écrivains, universitaires, artistes,d’Afrique et d’ailleurs,livrent leurs réflexions sur la décolonisation des esprits sur le continent, à travers le langage, l’éducation, l’économie afin que les Africains pensent par eux-mêmes et pour eux-mêmes, sans emprunter les grilles de lecture façonnées par les autres, en général, et l’Occident en particulier.

Une volonté de mettre en avant ce « renouveau que les Africains portent sur eux-mêmes dans l’espace intellectuel, culturel, artistique », soutient l’auteur d’Afrotopia. « C’est quelque chose qui émerge mais qui n’est pas encore dominant », car comme le fait remarquer FelwineSarr :« lorsqu’un ou deux ouvrages comme les nôtres sortent, y en a 15 ou 20 qui sortent pour dire le contraire ». Il s’agit alors d’amplifier ces discours, de les articuler et de les interféconder et que ce ne soit pas juste des voix singulières mais que ce soit un mouvement de pensée ».

Pour briser cette chaîne d’interdépendance, il faudra prendre des décisions audacieuses, préconise l’universitaire, donnant l’exemple du Rwanda, qui a réussi un miracle économique durant ces 20 dernières années. Un pays dont la dette extérieure était de 48%, dépendant de l’aide extérieure, et qui été réduite de moitié grâce à la mise en place d’un fonds souverain dénommé « Agaciro » (dignité). Pour alimenter ce fonds, chaque Rwandais est appelé à contribuer, en fonction de ses revenus. Sur le long terme, l’objectif est que le pays dépende de moins en moins des institutions étrangères d’aide au financement, renseigne Felwine Sarr. « Cela veut dire que l’émancipation, cela se construit à condition de le décider, car nos Etats ont des marges de manœuvre qu’ils ne prennent pas », argumente l’économiste.

Décembre 2020 marque un tournant dans la carrière déjà impressionnante de FelwineSarr, co-auteur, avec Bénédicte Savoy, du rapport : « Restituer le patrimoine africain », sur demande du Président français Emmanuel Macron. Un travail qui lui vaut d’occuper la 3ème place du Power 100, classement établi par l’Art Review des cent personnalités les plus influentes du monde de l’art. Après les attaques et les critiques des marchands d’art, des directeurs de musée et même de gouvernements de pays qui marquent leur désaccord, le mouvement s’est enclenché et le changement de paradigme s’opère irréversiblement. Beaucoup de pays africains privés des décennies durant de leur patrimoine, conservé dans les musées hors du continent, se voient restituer leurs œuvres. Une autre victoire pour un héritage jusque-là confisqué.

Plusieurs vies

L’auteur déroule un parcours riche de plusieurs vies. Après une scolarité effectuée dans différentes villes du Sénégal, et son Bac en poche, FelwineSarr intègre l’université d’Orléans en France où il obtient son doctorat es Economie. De retour au Sénégal, il enseigne à l’Université Gaston Berger de Saint-Louis, en 2007, en tant que professeur d’Economie. Il a aussi été Doyen de la faculté, sans doute le plus jeune doyen, car à 49 ans, l’homme se révèle éclectique. Agrégé d’économie, musicien professionnel, poète, écrivain et conférencier. Différentes activités qu’il arrive à concilier grâce à un sens prononcé de l’organisation, peut être un legs de son éducation militaire.

Car, auparavant, « celui que tout le monde aime »ou Felwine,en langue sérère, a quitté son Niodior natal, une île du Sine-Saloum située à environ 120 km de Dakar, et a grandi avec sa famille au gré des affectations de son père, Colonel de l’armée. Sa mère est femme au foyer et lui est l’aîné d’une fratrie de 13 enfants dont cinq nés de la seconde épouse de son père, polygame. Ses frères et sœurs sont également tous musiciens, principalement, et certains sont cinéaste set musiciens. « Dans la famille, tout le monde est artiste », précise Felwine qui admet, en tant qu’aîné, avoir emmené le virus de la musique à la maison.Tout comme le goût des études car chez les Sarr, 5 ans en post-Bac à l’Université est devenue la norme.

Côté musique, Felwine joue au piano, et en tant que chanteur-guitariste au sein de son groupe baptisé « Dolé » (force en wolof), il a mené une carrière musicale enchaînant les tournées, avec des centaines de concerts à travers le monde et plusieurs albums à son actif durant 13 ans. Mélomane, reggae, jazz, musique malienne et sénégalaise forment sa play-list.

Sur ces vies multiples, lui soutient qu’elles sont « séquentielles », menant de front carrière musicale, études et écriture. Marié et père de deux jeunes étudiants (un garçon de 25 ans et une fille de 20 ans), lorsqu’il n’enseigne pas, Felwine s’adonne aussi au karaté pour lequelil a ouvert un dojo à Saint-Louis, et où le maître, ceinture noire qu’il est, enseigne son art martial.

Cependant, confie l’homme : « tous les universitaires et tous les écrivains dans nos sociétés sont obligés de se battre pour créer, pour s’extraire. Ils doivent même parfois créer les conditions de leur marginalité pour avoir le temps de faire ce travail parce que notre société (il cherche ses mots, prend une grande inspiration et soupire), elle vous happe… et il faut se battre pour s’extraire ».

Ecriture

Du vécu, sans doute, pour ce penseur, déjà auteur prolixe dont les dernières parutions partent du récit au roman, en passant par le théâtre, « La Saveur des derniers mètres », Editions Philipe Rey, retrace ses découvertes et ses rencontres. Dans « Traces : Discours aux nations africaines », chez Actes Sud, le narrateur invite ses frères du continent à « reconquérir leur liberté et leur dignité », et « continuer à marcher et élargir les horizons». Son dernier roman « Les lieux qui habitent mes rêves », édité par Gallimard et paru en début d’année, évoque « la métamorphose, la fraternité, la guérison et les chemins qui mènent à l’apaisement ».

Felwine confie être un grand lecteur depuis de longues années et énumère la poésie, le roman et la littérature mystique comme ses grandes sources d’inspiration, avec des auteurs comme Aimé Césaire, Léopold Sédar Senghor, Pascal Quignard, René Char. D’autres encore comme Djalâl ad-Dîn-Rûmî« qui est un auteur de la littérature mystique musulmane turque du XIIIème siècle », précise-t-il. Ou encore des auteurs japonais comme Mishima « et tant d’autres » également comme Milan Kundera, Léonora Miano, Boubacar Boris Diop qui sont contemporains.C’est d’ailleurs avec ce dernier et une amie écrivaine, Nafissatou Dia Diouf, qu’il a fondé la maison d’édition « Jimsaan », co-éditrice du lauréat du Goncourt 2022, le Sénégalais Mouhamed MbougarSarr.

Felwine Sarr s’était fixé pour objectif de revenir au Sénégal pour y enseigner pendant 10 ans. Mission accomplie. Après 13 années à l’Université Gaston Berger de Saint-Louis, il a poursuivi sa route, destination les Etats-Unis, où il enseigne désormais la philosophie africaine contemporaine, à l’Université Duke, en Caroline du Nord. Une nouvelle orientation qui rappelle, si besoin en était, que la vie du libre penseur sénégalais est décidément bien « séquentielle ».

Partager l'article


Ne manquez aucun de nos articles.

Inscrivez-vous et recevez une alerte par email
à chaque article publié sur forbesafrique.com

Bonne lecture !

Profitez de notre abonnement illimité et sans engagement pour 5 euros par mois

√ Accédez à tous les numéros du mensuel Forbes Afrique de l'année grâce à notre liseuse digitale.
√ Bénéficiez de l'accès à l'ensemble des articles du site forbesafrique.com, y compris les articles exclusifs.