La vocation d’un classement est d’évoluer. Rester numéro 1 sur la durée n’est pas chose aisée : que ce soit dans le sport ou dans le business, la concurrence est rude et les milliardaires africains n’échappent pas à la règle. Démonstration avec le cas Johann Rupert/Aliko Dangote, le milliardaire sud-africain ayant, en 2024, détrôné le Nigérian comme homme le plus riche du continent africain.
Par Sylvain Comolet
En 2024, pour la première fois en 13 ans, Aliko Dangote, l’homme le plus riche d’Afrique, cède la première place au profit du Sud-Africain Johann Rupert. Alors que l’homme d’affaires nigérian possède une fortune estimée par Forbes à 10,8 milliards de dollars (10,3 milliards d’euros) à l’heure où sont écrites ces lignes, Johann Rupert (et sa famille) affiche un insolent 13 milliards de dollars (12,5 milliards d’euros), un « all-time high » pour le chairman de Compagnie Financière Richemont cotée en Suisse, deuxième groupe mondial de luxe derrière les Français LVMH et Kering. En business, et en économie en général, il ne suffit pas d’être le meilleur pour l’emporter et les fortunes des milliardaires dépendent de facteurs exogènes. Filons la métaphore sportive et prenons le tennis pour mieux comprendre le classement de nos milliardaires : le classement ATP des tennismen dépend du nombre de victoires et de points ATP remportés lors des différents tournois sur la scène mondiale. Ainsi, la nationalité des participants n’a pas d’influence sur leur classement. Que l’on soit Serbe comme Novak Djokovic, ou Italien comme l’actuel n° 1 mondial Jannik Sinner, une seule chose compte : battre ses adversaires pour truster le haut du classement. La valeur d’un point ATP est la même, que le match ait lieu en Europe, en Asie, ou aux États-Unis.
La Volatilité Des Marchés Monétaires, Un Facteur Déterminant
Pour les milliardaires, c’est une autre histoire. La plupart d’entre eux, comme Dangote et Rupert, détiennent des actifs financiers dans des zones monétaires différentes. Par nature, le marché des valeurs mobilières est volatile. Un excès d’optimisme peut faire flamber une action. Ainsi, la valeur de Tesla, du n° 1 mondial Elon Musk d’origine sud-africaine, a connu un « bull run » (ou forte hausse) à l’occasion de l’élection de Donald Trump : sa cote au Nasdaq a été multipliée par deux en trois mois. L’entreprise n’a pas changé fondamentalement ni présenté une profitabilité exceptionnelle : sa valeur boursière est simplement la synthèse de la loi de l’offre et de la demande sur le marché boursier. Les investisseurs croient au futur de l’entreprise et veulent acheter ses titres de propriété. Ils sont « bullish » : l’action monte. Et le rang du milliardaire qui détient ces actions grimpe simultanément dans le classement. Pour Musk, c’est simple : les actions Tesla cotées au Nasdaq sont libellées en dollars. Plus il détient d’actions Tesla (ou SpaceX, Starlink, Neuralink…) et plus la valorisation de sa fortune en dollars augmente. Pour nos milliardaires africains, il y a une subtilité supplémentaire qui explique la raison du « déclassement » de Dangote au profit de Rupert : la volatilité des marchés monétaires. Afin de pouvoir comparer les fortunes de Dangote et de Rupert, il convient donc de convertir leurs actifs en dollars US. En affaires, le dollar US est roi. Principale réserve de change (près de 60 %), il est impliqué dans la plupart des échanges de devises à travers le monde. De fait, il est donc compréhensible que ce soit le dollar qui soit utilisé pour valoriser les patrimoines des milliardaires, qu’ils soient Américains, Européens ou Chinois. Les Africains n’échappent pas à la règle. C’est le point ATP des capitalistes à travers le monde. Les actions de Dangote Cement sont libellées en nairas, celles de Richemont le sont en francs suisses. C’est là que le bât blesse. Le naira nigérian connaît une dépréciation continue et la performance de cette monnaie par rapport au dollar a été la pire sur le marché des changes en 2024 (à l’exception de la livre libanaise). Aliko Dangote, qui détient principalement des actifs libellés en nairas, en a beaucoup souffert. Et ce, indépendamment des bons résultats enregistrés par les sociétés de son groupe.
« Les actions de Dangote Cement sont libellées en nairas, celles de Richemont le sont en francs suisses. C’est là que le bât blesse. Le naira nigérian connaît une dépréciation continue et la performance de cette monnaie par rapport au dollar a été la pire sur le marché des changes en 2024 (à l’exception de la livre libanaise) »
Deux Hommes, Deux Afriques
Paradoxalement, l’homme d’affaires nigérian et ses entreprises contribuent à la stabilisation de la monnaie. En effet, Dangote Group est composé de la plus grande cimenterie du Nigéria, d’un complexe agroalimentaire (sucre, sel, farines), d’une raffinerie de pétrole et d’une usine de production d’engrais. Ces actifs industriels contribuent significativement à équilibrer la balance commerciale déficitaire du Nigéria, et in fine à ralentir la dépréciation de sa monnaie. L’ambition de l’ex- homme le plus riche d’Afrique est claire : « Mon rêve, c’est d’utiliser les matières premières d’Afrique, de les raffiner et de les vendre sur notre propre marché ».
« Paradoxalement, l’homme d’affaires nigérian et ses entreprises contribuent à la stabilisation de la monnaie. (…) Rupert, lui, n’est pas aussi exposé aux fluctuations monétaires que son concurrent nigérian »
Rupert, Entre Afrique Du Sud Et Suisse

Rupert, lui, n’est pas aussi exposé aux fluctuations monétaires que son concurrent nigérian. Bien que résident en Afrique du Sud, d’où il est originaire, l’essentiel de sa fortune provient du groupe Richemont, basé en Suisse, dont il est actionnaire majoritaire. Il est important de préciser qu’à la différence de l’homme le plus riche du monde – Elon Musk, d’origine sud-africaine lui aussi –, Johann Rupert continue à résider en Afrique du Sud où il possède d’autres actifs, notamment la société d’investissement Remgro basée à Stellenbosch, ainsi que des terres dans la région du Karoo. L’origine de la fortune de la famille Rupert provient donc bel et bien d’Afrique, et leur participation majoritaire dans Richemont est le résultat d’un « spin off » (scission d’entreprise) des actifs internationaux du groupe Rembrandt, fondé en 1940 par le père de Rupert, Anton, en Afrique du Sud. En bref, le groupe Richemont basé en Suisse, est bien le fruit d’une affaire africaine tenue par des Afrikaners depuis des décennies, ce qui explique pourquoi Johann Rupert fait partie des milliardaires africains, et non des milliardaires européens. Mais à l’inverse de son homologue nigérian, il serait difficile d’affirmer que sa fortune dépend du rand sud-africain ou que ses activités ont un impact significatif sur la balance commerciale sud-africaine et sa monnaie.
Il est important de préciser qu’à la différence de l’homme le plus riche du monde – Elon Musk, d’origine sud-africaine lui aussi –, Johann Rupert continue à résider en Afrique du Sud où il possède d’autres actifs, notamment la société d’investissement Remgro basée à Stellenbosch, ainsi que des terres dans la région du Karoo.
Dangote, Les Deux Pieds Sur Le Continent

Comme Rupert, Dangote est issu d’une famille prospère, mais à l’inverse de celle de son homologue, elle n’a aucun lien avec le Vieux Continent. Issu d’une des ethnies les plus importantes par leur nombre, les Haoussa, Aliko Dangote est né à Kano, la deuxième ville du Nigéria, et descend d’une famille de commerçants : les Dantata. Encouragé par les réussites de son clan, et formé sur le continent africain à l’Université égyptienne Al-Azhar, ce musulman pratiquant a bâti sa fortune sur le commerce de « l’or gris » avant de se diversifier. On ne lui connaît aucune velléité de conquête extra-africaine, et même s’il côtoie et s’entoure d’experts occidentaux, le magnat nigérian a les deux pieds en Afrique. Le capitaine d’industrie, réputé austère, continue de nouer son destin à celui de son pays d’origine et ses rares investissements à l’étranger se cantonnent à l’Afrique de l’Ouest. Proche du président Olusegun Obasanjo et timide soutien de l’actuel président Bola Tinubu, Dangote n’est pas le seul milliardaire nigérian. D’autre joueurs émergent au Nigéria, auxquels Dangote devra renvoyer la balle. Au palmarès 2024, le Nigéria d’Aliko Dangote et l’Afrique du Sud de Johann Rupert comptent quatre milliardaires chacun. Dans l’équipe nigériane, Dangote est secondé par Mike Adenuga (6,8 milliards en janvier 2025, télécoms, pétrole), Abdul Samad Rabiu (4,9 milliards) qui joue les mêmes jeux que Dangote dans le ciment et l’agroalimentaire, ainsi que Femi Otedola (1,6 milliard, énergie). Rupert, lui, est accompagné par Nicky Oppenheimer (9,5 milliards, diamants), Koos Bekker (2,8 milliards, médias) et Patrice Motsepe (2,8 milliards, mines), ce dernier étant le seul Sud- Africain à pouvoir revendiquer des origines 100 % africaines (ethnie des Tswana) à la différence des trois autres. Vient ensuite l’Égypte avec Nassef et Naguib Sawiris (7,8 et 3,8 milliards de dollars, BTP et télécoms) et Mohamed et Youssef Mansour (3,3 milliards de dollars et 1,3 milliard de dollars, diversifiés). Aliko Dangote et Johann Rupert sont les seuls Africains à arborer une fortune à 11 chiffres, ce qui les place dans la compétition mondiale, au-dessus des Français Xavier Niel (10 milliards) ou Vincent Bolloré (9,9). En janvier 2025, Johann Rupert atteint la 171e place mondiale, tandis qu’Aliko Dangote se range à la 220e dans le classement Forbes.
« Private Assets »
La rivalité entre les deux milliardaires et leur place dans le classement n’est cependant pas simple à arbitrer : autant la fortune de Rupert est relativement facile à estimer, autant celle de Dangote est plus sujette à subjectivité. Tandis que le milliardaire sud-africain possède un mix d’actions de Cie Financière Richemont composant près des trois quarts
de sa fortune totale, Dangote, lui, possède des actifs d’importance capitale qui ne sont pas cotés en bourse. La fortune du Sud-Africain peut être aisément suivie, seconde par seconde, avec une bonne connexion Internet : il suffit de multiplier le nombre des actions détenues par sa holding par leurs cours boursiers. Ainsi, la valeur du groupe des marques Cartier, Montblanc et Jaeger-LeCoultre détermine la fortune de Rupert sans équivoque. Le reste est clairement composé de cash.
Pour Dangote, le calcul est plus difficile. La gigantesque raffinerie de pétrole mise en service en 2024 dans la zone franche de Lekki, ainsi que l’usine de production d’urée inaugurée en 2022, font partie des « private assets » de Dangote et sont sujettes à des valorisations financières différentes. La raffinerie de pétrole à elle seule, détenue à 92,3 % par Dangote, a coûté la bagatelle de 20 milliards de dollars (19,2 milliards d’euros), et il est trop tôt pour juger de la rentabilité du projet à très long terme. En cas de succès ou de changement de méthode de valorisation, la fortune de Dangote pourrait être revue significativement à la hausse et compenser l’effet négatif du naira sur elle. Le Nigérian pourrait alors rapidement retrouver la première marche du podium.
« En cas de succès ou de changement de méthode de valorisation, la fortune de Dangote pourrait être revue significativement à la hausse et compenser l’effet négatif du naira sur elle. Le Nigérian pourrait alors rapidement retrouver la première marche du podium »