Population croissante, accélération de l’urbanisation, montée de la classe moyenne… : même si l’Afrique offre de réelles opportunités de croissance pour les entreprises de distribution, le secteur fait encore face à plusieurs défis. Décryptage.
Par Kokou Gamado
« Faut-il craindre ou se réjouir de la vague des supermarchés en Afrique de l’Ouest ? » c’est le titre d’une synthèse publiée en décembre 2020 par l’association française Inter-réseaux Développement rural, qui concluait que cette région est bien celle où la progression du nombre d’ouvertures de centres commerciaux est la plus forte en Afrique : + 19% de janvier 2014 à juin 2025, contre +9% dans d’autres régions du continent. Cinq ans plus tôt, le cabinet Sagaci Research dénombrait, hors Afrique du Sud, un total de 292 centre commerciaux d’une surface moyenne de 18 289 m2, dont 112 en Afrique du Nord, 101 en Afrique de l’Est et 37 en Afrique de l’Ouest. Enfin, d’après le rapport « Shopping Malls in Africa », en un peu plus d’une décennie, le nombre de centres commerciaux en Afrique a quasiment triplé, passant de 225 en 2010 à 622 en 2021.
« Celui Qui Contrôle La Distribution Contrôle L’Économie »
Si cette montée en puissance du commerce moderne s’observe partout sur le continent (les pays anglophones étant largement en avance), il faut noter que les acteurs diffèrent d’un marché à l’autre. Au Cameroun, première économie de la Communauté économique et monétaire de l’Afrique centrale (CEMAC), le marché est animé par de grandes enseignes internationales comme Super U, Casino, Carrefour (partenaire du groupe CFAO) ou encore les Indiens de Mahima. À leurs côtés, des enseignes locales font le pari de la proximité en multipliant les chaînes de distribution dans les quartiers et en s’attaquant directement à une jeune clientèle salariée et «branchée ». De même, des chaînes comme Dovv et Santa Lucia s’affirment de plus en plus comme la riposte des nationaux dans ce vaste marché qui était encore récemment l’apanage des multinationales. Chacune de ces enseignes dispose d’un réseau de 15 à 20 magasins entre les villes de Yaoundé et DOuala, métropoles comptant chacune entre 8 et 10 millions d’habitants.
En Côte d’Ivoire, première économie de l’Union économique et monétaire ouest-africaine (UEMOA), il existe également plusieurs chaînes bien établies, telles que Casino, Carrefour, et Citydia, une enseigne lancée par le groupe ivoirien Mata Holding qui mise sur la proximité, la production locale et des produits moins chers que ses concurrents. Sans oublier le groupe ivoirien Prosuma, détaillant et leader historique de la grande distribution et du négoce en Terre d’Eburnie. Au Sénégal, c’est le groupe Auchan qui se taille la part belle, loin devant ses concurrents.
Au Togo, les acteurs sont La Samaritaine, SuperRamco (Ramco), La Dauphine, La Concorde, Le Champion… un mélange d’enseignes locales et étrangères, ces dernières restant maîtresses du jeu avec le leader historique Ramco et l’enseigne
Le Champion, récemment installée, mais comptant déjà une dizaine de surfaces à l’entrée et au centre-ville de Lomé. « On a l’impression d’être engloutis par les non-locaux. C’est un problème très important du secteur. Ils ont plus de moyens que nous. Et plus de facilités ; c’est ce qui m’étonne », lance Delali Zognrah, DGA de l’enseigne togolaise La Samaritaine. Lui appelle les États à soutenir les enseignes locales pour qu’elles puissent s’étendre à d’autres pays. « À La Samaritaine, la vision n’est pas de se limiter au Togo seul, mais de faire comme d’autres grandes structures de la sous-région : Ecobank, Asky, Coris… Quand je fais le tour des capitales, surtout en Afrique francophone, ce sont plus des supermarchés européens qui s’installent un peu partout et essaient d’assembler les petits distributeurs locaux. Il faut que le secteur soit régulé pour que les grands n’engloutissent pas les petits ». Une situation préoccupante, comme le confirme Al Kitenge, économiste et consultant congolais. Car « celui qui contrôle a distribution contrôle l’économie, parce qu’il décide ce qu’il achète pour mettre dans son magasin et où il l’achète. Et le secteur de la grande distribution en milieu urbain est quelque chose d’extrêmement important et de stratégique ». Selon Jean-Marie Biada, économiste camerounais et expert certifié ONUDI (Organisation des Nations unies pour le développement industriel) en accompagnement des PME, la tropicalisation de la grande distribution est l’une des grandes attentes secrètes de nombreux consommateurs africains. « Pouvoir acheter son plantain en régime en grande surface, ses pommes de terre en kilo, mais dans un espace sécurisé, est l’une de leurs grandes attentes. Les multinationales comme Carrefour l’ont d’ailleurs compris, en multipliant des partenariats avec des producteurs locaux pour des fournitures régulières en produits vivriers qui sont systématiquement conditionnés avant d’être placés sur les étals », explique-t-il.
« On a l’impression d’être engloutis par les non-locaux. C’est un problème très important du secteur. Ils ont plus de moyens que nous. Et plus de facilités ; c’est ce qui m’étonne »
Des Défis Multiples Et Multiformes
Présentant l’état des lieux, Anil Vohra, directeur général du groupe indien Ramco, qui opère sur le marché togolais depuis
50 ans, fait remarquer que le secteur a connu « une certaine croissance au cours de ces dernières années, même si des crises comme la pandémie de Covid-19 et le conflit en Ukraine ont fortement perturbé les chaînes d’approvisionnement et engendré une inflation des coûts et des prix. Des acteurs historiques comme nous ont renforcé et étendu leurs réseaux, pendant que de nouveaux acteurs et opérateurs investissaient ici et portaient des projets dans le secteur ». Pour lui, les défis de la distribution – certains propres à l’Afrique, d’autres plus universels – sont multiples et multiformes. « L’un des défis est de trouver des partenaires fiables possédant une vaste expérience dans le domaine et connaissant les clients et leurs profils d’achat. Une connaissance préalable du marché est essentielle et constitue un facteur clé pour réussir son implantation », analyse-t-il. Parmi les autres complexités du marché : une réglementation commerciale et douanière jugée « assez complexe sur le continent », selon d’autres sources, ainsi que la faiblesse des infrastructures de transport et de stockage. « La mise en place de circuits courts est aussi l’un des futurs défis de la grande distribution. On reproche aux grandes surfaces d’avoir souvent des produits plus chers – en dehors des premières nécessités. Cela est dû au fait que la charge de stockage et les charges fiscales représentent un surcoût impossible à contourner, surtout sur les produits importés et prisés des consommateurs (liqueurs, cosmétiques, etc.). Ce qui se répercute inévitablement sur le prix final », indique l’économiste camerounais Guy Mfila. Selon lui, l’une des réponses serait de « privilégier les circuits courts, comme le fait Le Terroir, enseigne de boucherie-charcuterie à Abidjan qui, sur le modèle des établissements E. Leclerc en France, travaille en franchises directement avec des producteurs locaux délocalisés, afin de réduire au maximum les intermédiaires».
À Qui Profite Réellement La Grande Distribution ?
Pour expliquer cet essor des supermarchés en Afrique, Jean-Marie Biada évoque également la dématérialisation de plus
de 70 % des lignes tarifaires liées aux importations des marchandises fabriquées dans l’Union européenne. Ce, en réponse à la demande croissante d’une classe moyenne disposant des moyens nécessaires pour fréquenter ces espaces marchands. « Avec cela, les grandes enseignes européennes ont envahi le Cameroun depuis sept ans au moins, car les accords de libre-échange bilatéraux Cameroun/UE ont consacré, depuis le 4 août 2016, un plan de démantèlement tarifaire progressif sur 15 ans concernant plus de 8 000 références de produits d’origine européenne entrant dans le pays. Dès lors, ces produits européens peuvent y entrer sans qu’il soit nécessaire de payer le moindre droit de douane pour certaines références. D’où la percée des vitrines Carrefour au Cameroun par exemple », détaille Guy Mfila. « Nous ne produisons pas ici et il y a donc une forte importation des produits de première nécessité. C’est pourquoi, à La Samaritaine, nous donnons la priorité aux produits locaux », déclare ainsi le Togolais Delali Zognrah. « La distribution a de beaux jours devant elle ; mais outre les nécessaires biens importés que l’on ne trouve ou ne fabrique pas sur place, elle devrait prioriser les biens locaux, dont la transformation économique a besoin », plaide pour sa part Al Kitenge.
« La distribution a de beaux jours devant elle ; mais outre les nécessaires biens importés que l’on ne trouve ou ne fabrique pas sur place, elle devrait prioriser les biens locaux, dont la transformation économique a besoin »
Productivité, Localité Et Proximité
Pour ces acteurs et observateurs, en relevant le pari de la productivité (agropastorale et industrielle), de la localité (made in Africa) et de la proximité, le secteur de la distribution pourrait se muer en véritable levier de développement plutôt que de faire office de sorte de « cheval de Troie » pour les produits étrangers. Prenant exemple sur le cas spécifique
de la République démocratique du Congo, Al Kitenge fait à cet égard remarquer que si l’on observe à Kinshasa un réel foisonnement de super et hypermarchés, tous ou presque sont entre les mains des communautés indienne et libanaise.
Très peu de Congolais en possèdent. « Et malheureusement, plus de 99 % des biens vendus dans ces supermarchés sont importés, y compris les biens complètement élémentaires. On comprend là qu’on a, face à nous, une machine, une pompe aspirante de devises qui, en réalité, alimente le travail, les taxes et le développement dans les pays d’origine des biens », déplore-t-il. Abondant dans ce sens, Delali Zognrah (La Samaritaine), fustige également « l’importation de la main d’œuvre extérieure », dans un pays où le taux de chômage est élevé, et qui figure parmi les plus pauvres du monde. « Mais combien de Togolais ou d’Africains sont gérants des boutiques des enseignes internationales ? » La question, assurément, mérite d’être posée. Car cette « ruée vers l’or » observée depuis plusieurs années sur le continent ne doit pas oblitérer la dure réalité économique, qui écarte bon nombre d’Africains des promesses de croissance affichées par les gouvernements.
« La “ruée vers l’or’’ observée depuis plusieurs années sur le continent ne doit pas oblitérer la dure réalité économique, qui écarte bon nombre d’Africains des promesses de croissance affichées par les gouvernements »
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