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La vie Forbes

Aida Muluneh : “Je veux montrer l’aspect universel de notre humanité”

À l’occasion de la première édition du festival Africa Foto Fair, tenu du 8 décembre 2022 au 22 janvier 2023 à Abidjan, Forbes Afrique a rencontré l’une des grandes figures de la photographie contemporaine. Entretien avec une âme (photo)sensible.

Propos recueillis par Élodie Vermeil 


Forbes Afrique : Après un diplôme en cinéma obtenu à la Howard University de Washington en 2000, vous avez travaillé plusieurs années comme photojournaliste, avant de vous orienter vers la photographie d’art au début des années 2010. Comment et pourquoi êtes-vous passée de l’image documentaire à l’acte plasticien ? 

Aida Muluneh : Quand je travaillais au Washington Post, mon rédacteur en chef me demandait souvent si j’étais artiste ou photojournaliste. Mon postulat de base, c’est de travailler à être les deux. Déjà à l’époque, j’avais un penchant pour l’obscurité, le fait de briser les règles et les carcans formels, trouver une manière différente et bien à moi d’exprimer les choses, ce que le photojournalisme n’a pas pu m’offrir à l’inverse des arts plastiques, qui permettent davantage de liberté et d’expérimentation, même si les deux restent basés sur la capture de l’instant présent. Mon travail actuel aussi porte sur l’instant, malgré son apparente sophistication, les attitudes quasi chorégraphiées, l’élaboration et la mise en place du décor. À la fin, lorsque le modèle prend la pose, je cherche toujours le moment magique : c’est ce qui fait toute la différence. 

Je reste reporter d’images et enseigne toujours le photojournalisme, car je suis convaincue que la photographie documentaire est un passage obligé dans ce métier, surtout quand on développe son talent. 

C’est Simon Njami qui m’a permis de faire la transition de l’un à l’autre, en me proposant de prendre part au projet The Divine Comedy : Heaven, Purgatory and Hell revisited by Contemporary African Artists (exposition collective réunissant 40 artistes contemporains issus de 19 pays du continent et de la diaspora, tenue en 2014 au MMK/Museum für Moderne Kunst de Francfort-sur-le-Main, NDLR). Cela correspondait aussi à une période de ma vie où j’ai réalisé qu’il était temps pour moi de grandir et d’explorer de nouvelles voies.


Vous avez développé une écriture reconnaissable entre toutes, qui se caractérise par une grande rigueur formelle et la présence d’éléments distinctifs : prédominance du féminin, body painting vêtements cérémoniels de type toges… Comment élaborez-vous vos « photos-tableaux » ?

A. M. : Je dis souvent que mes œuvres sont comme un accident de voiture : on ne peut pas s’empêcher de regarder. Pour moi, il a toujours été important d’avoir un langage visuel très spécifique, un langage « digeste » que chacun puisse s’approprier. Quand j’ai commencé mon travail artistique, je voulais qu’il puisse être reproduit sur un tampon ou un timbre : pas d’ombres, beaucoup d’éléments graphiques, et des couleurs faciles à appréhender. Je suis allergique à toutes ces approches élitistes de l’art. Quand vous faites bien votre travail, n’importe qui, indépendamment de sa classe, race ou nationalité, devrait pouvoir y trouver quelque chose qui lui parle, et pas seulement les collectionneurs ou les nantis. Il s’agit de montrer l’aspect universel de notre humanité, de chercher le point de connexion, de rencontre. Mais aussi de manifester sa vérité personnelle, et non celle que l’industrie ou les critiques attendent de vous. Je ne recherche pas la validation ; je me sens heureuse et reconnaissante que les gens aiment mon travail, mais pour moi, il s’agit avant tout de livrer mon ressenti et le fruit de mes expériences, comme une forme de journal intime. Je ne fournis pas de réponses, je pose simplement les questions. 

Dans le travail de recherche que je mène en amont de mes séries, je m’intéresse à tout ce qui a trait à l’art et aux cultures traditionnels. Les cultures traditionnelles d’Afrique, loin d’être primitives, sont au contraire très complexes ; des systèmes extrêmement sophistiqués qui constituent une grande source d’inspiration pour moi. Et le choix exclusif de modèles féminins s’explique par le fait qu’ils sont en quelque sorte le réceptacle qui me permet d’exprimer ce que je veux dire, de raconter une histoire à travers ces différents personnages.  

Les peintures corporelles, par exemple celle des cous, sont inspirées des tatouages traditionnels qu’arborent les femmes du nord de l’Éthiopie. Parce que chez nous, la beauté d’une femme se mesure à la longueur de son cou, et qu’en le tatouant on l’allonge encore. Quant aux vêtements, ils sont en grande partie inspirés de photos d’archive des années 1930 et 1940, caractérisées par une forme de défiance et de fierté, ainsi qu’une grande élégance. Ces capes et manteaux, que l’on retrouve dans plusieurs de mes clichés, s’inspirent de la culture traditionnelle éthiopienne ; il en émane presque une forme de royauté. Dans ma démarche, je ne veux pas que l’érotisation de la femme entrave le regard, parce que c’est justement son regard qui importe dans mon narratif, et vient troubler le spectateur qui se sent observé en retour. L’intensité de ce regard traduit l’essence de la force féminine.  


Pouvez-vous nous en dire plus sur votre processus créatif ?

A. M. Tout débute par un croquis. Je commence par le crayon, puis j’ajoute les couleurs pour voir si la composition fonctionne ou non.C’est un moyen pour moi de garder le contrôle, de ne pas paniquer pendant la séance de prises de vue. L’esquisse me sert de support pour élaborer le décor et préparer le plateau, qui est en tous points semblable à un plateau de tournage — avec une équipe de huit à neuf personnes fonctionnant comme un seul corps : scénario, personnages, maquillage, costumes, éclairage… Ensuite, il s’agit de s’assurer que les protagonistes vont bien interpréter leur rôle (les modèles d’Aida sont tous sélectionnés sur la base de leur énergie et de leur personnalité, NDLR). Après la phase des prises de vue vient le processus de montage, qui peut parfois aboutir à un résultat totalement différent du croquis initial. Je réajuste au fur et à mesure. Et même si j’utilise beaucoup Photoshop dans le travail de « post-production », j’ai d’abord besoin de tout voir en vrai et de laisser respirer les textures, les rugosités et les imperfections qui font écho à ma conception de la vie : la perfection dans les imperfections. Mon travail et ses traductions formelles se caractérisent par une rigueur presque mathématique, mais on y trouve aussi beaucoup d’éléments organiques. 


Qu’est-ce qui vous inspire ?

A. M. L’instant présent.

“ The blind Gaze ”, 2021 – Commande du End (Ending Neglected Diseases) Fund

Votre vision du monde, celle qui transparaît à travers vos clichés, est très sombre. Pourtant, la couleur occupe une place prépondérante dans votre œuvre, devenant presque un matériau à part entière, notamment les couleurs primaires. Comment expliquez-vous ce paradoxe et qu’expriment ces couleurs ?

A. M. : Lorsque j’étais reporter d’images, j’avais davantage d’affinités avec le noir et blanc, car j’étais obsédée par la façon dont la lumière sculpte, cisèle les formes et les motifs. L’exposition de Simon Njami (pour ce projet de longue haleine sanctionné par une exposition collective d’œuvres inspirées du célèbre poème de Dante, La Divine Comédie, Aida Muluneh a produit une série de sept photos illustrant la thématique de l’enfer et intitulée The 99 Series, qui se distinguent par le recours à des peintures corporelles rouge, noire et blanche ; les mains rouges, en particulier, ont joué un rôle essentiel dans l’ensemble de la collection, NDLR) a marqué un vrai tournant pour moi dans le sens où je me suis lancée dans une véritable démarche artistique. À partir de là, j’ai commencé à développer une espèce d’obsession pour les couleurs primaires, qui me procuraient un sentiment d’apaisement et de bien-être. J’ai compris pourquoi des années plus tard, en réalisant que c’était un héritage inconscient de mon enfance (née en 1974 à Addis-Abeba, Aida Muluneh a quitté l’Éthiopie à l’âge de cinq ans et n’est revenue s’y installer qu’en 2007, NDLR), de l’environnement dans lequel j’avais grandi, puisqu’il y a en Éthiopie une très riche et très ancienne tradition de peintures murales dans les églises orthodoxes, dont beaucoup sont basées sur les couleurs primaires. Il y a dans tout cela une forme de mystère et de mystique que l’on retrouve dans mon travail ; beaucoup de lumière, mais aussi, comme vous le dites, beaucoup d’obscurité, car au fond c’est cela, la vie : une alternance permanente d’ombre et de lumière. Et je pense que mon but ultime est de trouver le point d’équilibre entre cette lumière et cette obscurité. 

“ All of the reaping light ”, 2021 – Commande du End Fund

En plus d’enseigner la photographie, vous avez fondé une ONG dédiée à la création artistique en Afrique et êtes à l’origine du premier festival de photographie d’Afrique de l’Est, Addis Foto Fest, qui est devenu Africa Foto Fair et se double d’une plateforme en ligne visant à connecter l’Afrique au monde et le monde à l’Afrique par le biais de l’image. La transmission, c’est un moteur ?

A. M. Vous savez, en tant qu’immigrante, j’ai fait du bénévolat pendant très longtemps, donc le sens de la communauté, le fait de rendre la pareille, de vouloir œuvrer pour la société, c’est quelque chose qui est en moi depuis de nombreuses années. 

Ensuite, j’ai eu la chance d’être instruite. Pas en allant à l’école, mais par d’autres photographes. Ce qu’ils m’ont donné, je dois le transmettre à la génération suivante, et c’est aussi par ce biais que l’on peut changer la donne et faire évoluer le marché. C’est ce qui s’est passé en Éthiopie avec le festival Addis Foto Fest, qui a permis l’émergence de talents comme Mulugeta Ayene, un photoreporter exceptionnel dont le travail a été récompensé par de nombreux prix et qui collabore aujourd’hui avec les plus grandes organisations internationales. En 2010 lorsque nous avons lancé AFF, la plupart de ces talents en devenir voyaient pour la première fois leurs tirages imprimés sur des murs et regardés par le tout-venant. Pour la dernière édition, nous avons reçu 800 candidatures du monde entier et exposé des photographes de 56 pays. Cet aspect « universel » est aussi très important pour moi, car je ne construis pas un festival africain, mais un festival international, pensé pour les photographes : il s’agit de bâtir une communauté, un sentiment d’appartenance ; d’ouvrir le monde à tous ces jeunes, de les faire se rencontrer et de les intégrer dans le système en leur proposant des formations, des expositions et des services, de sorte qu’ils puissent vivre de leur passion et contribuent à élargir le spectre de la photographie du continent vers l’international. 

“ Addis Neger ”, de la série Mirror of Soul, 2019

Crédits photos : © Aida Muluneh. Used with permission


Pour en savoir plus : www.aidamuluneh.com

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