Notaire, collectionneur d’art et personnalité éminemment discrète, maître Amadou Moustapha Ndiaye a présidé pour la seconde fois de suite le Comité d’orientation de la Biennale de Dakar, dont la 15e édition, achevée ce 7 décembre, a rencontré un engouement inédit. Pour Forbes Afrique, il revient sur cet événement, et évoque son importance en tant que catalyseur essentiel pour le développement du marché de l’art africain contemporain.
Propos recueillis par Élodie Vermeil
Forbes Afrique : Quelques jours après la clôture de la 15e Biennale de l’art africain contemporain de Dakar, quel bilan faites-vous de cette édition ?
Amadou Moustapha Ndiaye : La 15e Biennale de Dakar s’est révélée exceptionnelle, tant sur le plan artistique qu’en termes de succès populaire. Pour ce qui est de la fréquentation, nous estimons à plus de 700 000 le nombre de visiteurs ayant afflué dans l’ancien Palais de justice et au Musée des civilisations noires qui abritaient le « in ». Sans parler des expositions « off » qui se sont tenues à Saint Louis, Louga, et jusqu’à New York et Madagascar, élargissant ainsi la portée de la Biennale au-delà du Sénégal, et des autres activités proposées dans le cadre de cette édition – conférences, visites officielles, lancement littéraire, rencontres et échanges, ateliers pédagogiques, expositions spéciales, etc. – organisées pour stimuler échanges et collaborations, renforçant le rôle de la Biennale en tant que plateforme de réflexion et d’innovation artistique.
On a souvent reproché à la Biennale un côté élitiste qui la coupait des communautés. Or cette édition a suscité un engouement inédit, attirant non seulement le public traditionnel de connaisseurs et d’experts mais aussi le tout-venant, et générant une affluence telle que nous avons eu des difficultés pour canaliser les flux de visites. En ce sens, elle a été un véritable succès populaire. En outre, cette édition a été lancée par le premier magistrat du Sénégal [le président Bassirou Diomaye, NDLR], qui a présidé la cérémonie officielle d’ouverture et tenu à visiter l’exposition internationale, ce qui ne s’était pas vu lors des récentes éditions et confirme l’engagement de l’État envers l’art et la culture.
Donc pour résumer : le soutien institutionnel a été affirmé et renouvelé – nous en remercions chaleureusement le président de la République Bassirou Diomaye Faye –, le public a suivi, et nous avons eu un plateau conceptuel et d’œuvres absolument remarquable, avec 58 artistes issus de 23 pays sélectionnés parmi un nombre record de 570 candidatures, ce qui confirme l’attrait croissant de la Biennale et son importance sur la scène internationale. Il y a de quoi être satisfait.
« Il nous faut encore et encore créer en Afrique de meilleures conditions pour l’établissement d’un marché de l’art pérenne »
En tant que Président du Comité d’orientation, quel a été votre rôle dans cette édition ?
A. M. N. : Le Comité d’orientation est le board de la Biennale de Dakar, car le ministère de tutelle [ministère sénégalais de la Culture, de la Jeunesse et des Sports, NDLR] organise cette manifestation avec le concours d’experts privés.
J’en profite d’ailleurs pour remercier les éminences qui figuraient au sein de ce comité [plusieurs personnalités politiques, institutionnelles, et du monde de l’art et de la culture : cadres techniques, galeristes, artistes, critiques d’art, collectionneurs… NDLR], ainsi que Marième Ba, rapporteur et secrétaire générale de la Biennale, et Salimata Diop, directrice artistique de cette 15e édition.
Notre rôle a consisté en la validation des options pratiques (planification et mise en œuvre des activités de l’édition), et nous avons également assuré le suivi et le soutien de l’organisation. L’État du Sénégal a contribué à hauteur de 70% au budget global de l’événement [le financement étatique s’est élevé cette année à 1 milliard de francs CFA, soit l’équivalent de 2 millions d’euros, NDLR] et de notre côté, nous avons réuni des sponsors que je salue au passage pour leur engagement en faveur de l’art et leur flexibilité par rapport aux exigences d’un tel événement.
Pouvez-vous nous donner votre lecture du thème central de cette Biennale et nous expliquer comment ce thème, « The Wake », reflète les enjeux contemporains auxquels font face les artistes africains et les Africains plus généralement ?
A. M. N. : Le thème « The Wake » [« L’éveil », NDLR] a permis d’interroger la notion d’héritage, de résilience et de transformation. L’Afrique se trouve aujourd’hui à la croisée des chemins. Continent premier, elle a, de par son passé douloureux, perdu l’initiative historique. Cette notion d’éveil reflète une vision optimiste de reprise d’initiative qui appelle tout notre potentiel historique, et célèbre cette belle force vive que constitue la jeunesse, ainsi que la fascinante créativité africaine, sans cesse renouvelée.
Le choix des thématiques propres à chaque édition est aussi une des forces de la Biennale, dont les expositions abordent des enjeux contemporains tels que la migration, les questions d’identité et la mondialisation. Cela permet non seulement de mettre en avant les talents africains, mais aussi de susciter un dialogue sur des problématiques sociopolitiques actuelles.
Comment la Biennale de Dakar contribue-t-elle à l’essor du marché de l’art africain et quelles initiatives sont mises en place pour soutenir les artistes émergents ?
A. M. N. : Un critique d’art sénégalais disait que la Biennale était une sorte de périphérie qui alimentait un centre : le marché de l’art, qui a ses instances ailleurs. Toute la richesse réside dans cette périphérie, mais il nous faut encore et encore créer en Afrique de meilleures conditions pour l’établissement d’un marché de l’art pérenne. La Biennale renouvelle dans la pratique les conditions de cette amélioration à travers des marchés, des expositions qui renchérissent sur la cote des artistes, des réflexions sur les filières que l’art génère…
Et les artistes émergents ont des opportunités sur le « in », mais aussi le « off », qui a décuplé son dynamisme. Il me plaît de saluer le caractère particulièrement inclusif de la biennale, notamment à travers ce programme « off », dont les diverses manifestations sont une occasion de mettre en lumière des artistes talentueux et prometteurs qui méritent d’être reconnus et soutenus.
Enfin, la Biennale de Dakar décerne également des prix qui permettent à ces artistes émergents de s’illustrer.
Toutes choses qui contribuent à améliorer la visibilité internationale des artistes africains et à renforcer leur position dans le marché global de l’art, tout en favorisant l’émergence d’un écosystème artistique plus structuré en Afrique, avec des résidences d’artistes et des projets qui permettent aux jeunes talents d’accéder à des ressources et à des opportunités pour développer leurs compétences et leur réseau professionnel.
En quoi la Biennale de Dakar se distingue-t-elle des autres événements artistiques internationaux, comme la Biennale de Venise, en termes de rayonnement culturel et d’impact sur la scène artistique mondiale ?
A. M. N. : Le concept de la Biennale de l’art africain contemporain est assez unique dans sa spécificité et sa constance. En cela, elle est différente des autres biennales. Celle de Venise est plutôt pavillonnaire. Elle est aussi différente de celles de São Paulo ou de La Havane. Là, nous promouvons l’art contemporain africain dans ce qu’il de plus puissant.
« Le concept de la Biennale de l’art africain contemporain est assez unique dans sa spécificité et sa constance »
Quels sont les défis spécifiques que rencontrent les artistes africains selon vous, et comment y remédier ?
A. M. N. : Les artistes africains sont de plus en plus nombreux à accéder à une reconnaissance internationale, mais ce nombre n’est nullement représentatif de leur puissance créative. Il faut donc les valoriser davantage à travers des initiatives comme la Biennale, mais aussi en développant et structurant toute une filière ici, sur le continent.
« Les artistes africains sont de plus en plus nombreux à accéder à une reconnaissance internationale, mais ce nombre n’est nullement représentatif de leur puissance créative »
Comment évaluez-vous les rôles de l’État sénégalais et du secteur privé dans le soutien financier et logistique de la Biennale, et quelle est l’importance de ce soutien pour sa pérennité ?
A. M. N. : Le soutien de l’État sénégalais est salvateur pour la Biennale de Dakar, car il lui permet de se renforcer en toute liberté. Ce soutien a été réaffirmé et c’est heureux : les nouvelles autorités sénégalaises ont bien perçu que l’art fait partie des domaines de souveraineté d’un pays.
« Les nouvelles autorités sénégalaises ont bien perçu que l’art fait partie des domaines de souveraineté d’un pays »
Pouvez-vous expliquer comment la Biennale favorise le développement d’un réseau de collectionneurs d’art africain et pourquoi cela est crucial pour l’avenir du marché de l’art sur le continent ?
A. M. N. : Le rendez-vous de Dakar est entre autres un rendez-vous de collectionneurs, acteurs indispensables dans l’écosystème artistique. Cette année la programmation « in » a intégré un vieux projet d’exposition des collectionneurs. Une exhibition particulièrement significative en cela qu’elle visait à explorer l’avenir du métier de collectionneur en Afrique, mettant en lumière la façon dont les collectionneurs peuvent soutenir les artistes locaux et contribuer à la pérennité du marché de l’art sur le continent.
Au Sénégal, le premier collectionneur est l’État du Sénégal. Il faut davantage encourager la collection privée et semi-publique avec des mesures incitatives, voire le respect de toutes les dispositions sur le mécénat.
Quelles stratégies sont mises en œuvre pour attirer un public international et local à cet événement, et comment cela contribue-t-il à renforcer l’image de Dakar comme capitale culturelle ?
A. M. N. : La Biennale de Dakar, ce sont des manifestations diverses étalées sur tout un mois. Un parcours tellement intense que certains biennalistes ont du mal à suivre. L’événement est soutenu pour une communication 360° et des supports de qualité : catalogue, visuels, application qui rend le programme disponible dans le monde entier, etc. À travers l’art, Dak’Art renvoie une image très forte et très positive du Sénégal et de l’Afrique, sa diaspora comprise.
« À travers l’art, Dak’Art renvoie une image très forte et très positive du Sénégal et de l’Afrique, sa diaspora comprise »
En tant que collectionneur, quelles œuvres ou artistes vous ont particulièrement marqué lors de cette édition, et pourquoi pensez-vous qu’il est essentiel de soutenir ces talents ?
A. M. N. : Il m’est difficile en ma fonction de président du Comité d’orientation de noter mes attentions personnelles qui, pour cette édition encore, sont nombreuses. Mais c’est toute la richesse de la Biennale de Dakar !
Comment la Biennale s’inscrit-elle dans une dynamique plus large de développement économique pour le Sénégal, notamment à travers le tourisme culturel et les industries créatives ?
A. M. N. : La Biennale de Dakar s’inscrit pleinement dans une dynamique de développement économique pour le Sénégal, et joue un rôle moteur dans le tourisme culturel et les industries créatives. Elle génère des retombées économiques, directes, significatives. Pour les artistes, elle constitue une plateforme de valorisation unique de leur créativité, leur offrant une visibilité qui peut transformer leur carrière. À travers la Biennale, le Sénégal positionne sa culture comme un levier stratégique pour son développement économique.
« À travers la Biennale, le Sénégal positionne sa culture comme un levier stratégique pour son développement économique »
Quels sont vos espoirs pour l’avenir de la Biennale d’art contemporain de Dakar et son rôle dans la promotion des arts africains sur la scène internationale ?
A. M. N. : Vous savez, cette Biennale suscite parfois beaucoup de passions. C’est presque normal, j’allais dire, car nous sommes dans le domaine de l’émotion. Mais c’est un signe évident de son positionnement solide et rayonnant. L’histoire continue.