Le point commun entre l’auteur de BD Juan Gimenez et le pavillon sénégalais de la dernière exposition universelle de Dubaï 1? La ligne d’une vie consacrée à tirer des courbes d’un point à un autre pour raconter des histoires et remédier aux problèmes que rencontrent les gens dans leur vie quotidienne. Dessinée à la pointe d’un stylo ayant tracé une ligne de chance au creux d’une main : celle de Bibi Seck, designer sans frontières et artiste intégral. Portrait.
Par Élodie Vermeil
Je pense que l’image, c’est quelque chose qu’on a tous enfants. Tous les enfants de la Terre dessinent, sans exception (…) C’est pour ça que le dessin est tellement lié à l’enfance : bien avant la parole, l’image est le premier langage de l’être humain », déclarait Marjane Satrapi2 sur France Culture en octobre 2020, en écho à Picasso, selon lequel « Dans chaque enfant il y a un artiste. Le problème [étant] de savoir comment rester un artiste en grandissant ». Un problème qui ne s’est pas posé à Bibi Seck. Processus de transcription des mille et un rêves et histoires dont son cerveau fourmille, le dessin l’accompagne depuis sa plus tendre enfance. Aujourd’hui encore, l’homme remplit de croquis les carnets qu’il emmène partout où il va, précieux réceptacles de sa vision joviale et gourmande du monde, matérialisée par des lignes où son imagination débordante explose à l’exact point d’équilibre entre rigueur et fantaisie, tout comme dans les créations qu’il destine au design. « Il a cette malice dans le regard. Une malice que l’on retrouve aussi dans sa manière d’aborder la forme en général. Une générosité, une accessibilité qui évoquent l’univers de l’enfance… », analyse la designer textile Johanna Bramble, qui a collaboré plusieurs fois avec Bibi. Une approche que l’architecte Issa Diabaté3 qualifie, lui, de «décomplexée», ajoutant : « Il y a toujours un petit brin d’humour dans ce qu’il fait ; quelque chose de très vivant, qui ne se prend pas au sérieux ».

Une Curiosité Insatiable
Et de fait. Voitures, grenouilles, visages, cases futuristes, bateaux volants, vaisseaux spatiaux, meubles, ébauches de story- boards, personnages stylisés, nus, alphabets imaginaires… : rien de ce qui émerveille n’échappe à son geste assuré. Ces esquisses organiques, inspirées des formes naturelles qui stimulent tant la créativité du designer, convoquent tour à tour Gimenez (son premier coup de cœur), Mœbius, Hugo Pratt, Enki Bilal, Bill Sienkiewicz, Mike Mignola, Katsuya Terada… Et leurs captures Instagram sont souvent accompagnées de citations d’auteurs de son panthéon personnel – découverts entre autres grâce à son ami Gregory Protche4 : Céline, Mallarmé, Balzac, Nietzsche, Patrick Besson ou Georges Simenon, que Bibi chérit tout particulièrement. « Hugo Pratt, la littérature française et le livre Dessiner grâce au cerveau droit ont marqué des tournants décisifs dans ma vie. Aujourd’hui, chaque fois que je trace un trait, il y a tout ça qui vient derrière », explique-t-il. Des affinités éclectiques et une curiosité insatiable qui prennent sans doute leur source dans l’enfance nomade et métissée de ce créateur transversal. Né Ibrahima André d’une mère martiniquaise, institutrice, et d’un père sénégalais, d’abord diplomate puis éditeur, Bibi grandit entre Bruxelles, Londres et Dakar, que la famille rejoint alors qu’il a 7 ans. À l’instar de beaucoup d’enfants, le dessin est son second langage, et le support d’un imaginaire fécond qu’il développe dans les salles de cinéma et l’intimité de sa chambre. Là, il se raconte la suite des histoires vues sur grand écran en recyclant ses vieux cahiers d’écolier, dont il utilise aussi les couvertures cartonnées pour réaliser de petites maquettes. Après le secondaire, le jeune garçon est envoyé en France pour ses études et s’inscrit en première année de prépa à l’École nationale supérieure des travaux publics (ESTP)… « mais les maths, c’était beaucoup trop compliqué pour moi », concède t-il.
Le Dessin, Sinon Rien
Alors qu’il n’a pas la moindre connaissance du design, il découvre l’École supérieure de design industriel (CREAPOLE-ESDI) lors d’une journée portes ouvertes et décide de tenter sa chance, contre l’avis de son père, qui imagine pour lui un avenir plus conventionnel et le verrait plutôt architecte. Certes, l’aspiration paternelle a ceci de commun avec celle de son fils qu’elle implique aussi la pratique des arts graphiques, mais ce qui séduit Bibi dans le design, c’est que « tu peux tout dessiner, des maquettes de moto et d’avion aux lunettes, en passant par les fers à repasser ou les briquets » [le fameux Bic restera longtemps pour lui l’une des créations les plus emblématiques du design contemporain, NDLR] . Il intègre donc l’école de la rue du Bourg-Tibourg sans passer par la case prépa, son riche portfolio lui ouvrant directement les portes de la première année, où il se spécialise en design automobile, et apprend « les bases rationnelles, académiques du dessin ». En juin 1990, alors jeune vingtenaire fraîchement diplômé, il intègre le département design intérieur de Renault, où il « [dessinera] des voitures pendant 14 ans »… et aura même le plaisir de rencontrer l’immense Jean Giraud, alias Mœbius, présent à l’un des comités d’entreprise du groupe. Le fait qu’il soit le premier Africain embauché dans cette branche l’émeut peu : « Il n’y a rien eu d’africain dans mon travail avec Renault, souligne-t-il. Le design n’a pas de frontière. C’est sa force. »



À L’École Renault
Dans les locaux du concepteur automobile, Bibi dessine (Photoshop et Illustrator n’existent pas encore à l’époque et les présentations consistent en des dessins originaux et plans référencés présentés sur des panneaux, parfois même à l’échelle 1) jusqu’à huit heures par jour et apprend sur le tas : « (…) les conduits d’aération, l’airbag, les normes de sécurité, les sièges, l’architecture et l’ergonomie du poste de conduite, et jusqu’à la mécanique des fluides et l’aérodynamique. Sur un plateau où il y a plein d’ingénieurs spécialisés, vous êtes la personne qui a le rôle de concevoir une pièce ou un outil qui convienne à tout le monde. C’est un peu comme si on créait une maison sur roulettes ! » Et de fait, la décennie 1990, marquée par le « réenchantement du rêve automobile », s’avérera particulièrement fructueuse pour Renault, qui développe alors le concept de « voiture à vivre » dessinée « de l’intérieur vers l’extérieur », comme l’explique Louis Morasse, designer intérieur du programme Mégane Scénic, premier monospace compact du marché et concept-car à l’habitacle rempli d’innovations conçues sous la tutelle du design. Un best-seller inimitable devenu emblématique, ainsi qu’une aubaine pour les designers de l’époque. Dont Bibi, qui dirigera les équipes de conception intérieure de modèles comme la Scenic I (1996) et la Trafic (2002), toutes deux primées au titre de voiture de l’année par la presse spécialisée européenne.
Celui Qui Résout les Problèmes des Autres
De ses années d’études et de son passage dans l’industrie automobile – qui a vocation à créer un mini-monde nomade –, Bibi conservera cette notion d’habitacle (mot qui partage la même racine latine que le verbe « habiter ») aux allures de cocon propre à plusieurs de ses créations, des open spaces Overlay conçus pour Herman Miller aux cabanes Monia de la collection Bibi Kër, éditées par Waste & Hope et exposées dans les jardins parisiens de la Galerie du 19M et dans ceux du Musée Théodore Monod à Dakar. Des créations à mi-chemin du design et de l’architecture, qui s’adaptent à leur environnement et parlent avant tout de confort, de bien-être et de partage. L’amour des courbes qui caractérise son style, de ses croquis délirants à ses assises en arabesques, est peut-être aussi inconsciemment accentué par l’évolution du design automobile : entre les décennies 80 et 90, celui-ci subit en effet une transformation significative, passant d’une prépondérance des formes carrées à des lignes plutôt arrondies. Enfin, il forge sa définition personnelle du design : « De l’art, mais appliqué. Au début du cursus, on fait à peu près les mêmes choses qu’un étudiant aux Beaux-Arts ; il y a comme une espèce de tronc commun. Puis à un moment, vous vous dites que soit vous voulez entretenir une discussion avec vous-même, c’est-à- dire régler vos problèmes, auquel cas vous devenez un artiste ; soit vous voulez régler les problèmes des autres, et dans ce cas vous devenez designer. Dans le design, ce qui m’inspire, ce sont les gens. Je place l’utilisateur au centre de ma réflexion. » Une valeur forte, qu’il partage avec la designer turque Ayse Birsel5 – qui fut sa partenaire avant de devenir son épouse –, et qui sous- tend la politique de leur studio de design Birsel + Seck, fondé en 2004 peu après que Bibi, devenu papa d’une petite Awa, eut décidé de quitter Renault pour s’installer dans la Grosse Pomme. Amazon, Herman Miller, Hewlett-Packard, Target, Toyota, Dassault Systèmes, Hasbro, GE, Staples, Ikea et Moroso constituent quelques-uns des clients de cette agence multiprimée ayant conçu et développé des produits pour une grande variété d’industries (maison, commerce de détail, automobile, bureau…), et dont tout un pan d’activité consiste aussi en un travail de « design social » destiné à faire émerger la valeur du design en tant que ressource économique au Sénégal et dans d’autres pays du continent africain.


Retour Aux Sources
À partir de 2006 en effet, Bibi Seck, qui s’interroge sur la façon dont le design pourrait « faire impact » en Afrique, commence à effectuer de fréquents allers-retours entre New York et Dakar ; villes qui partagent la même énergie bouillonnante, loin de la froideur aseptisée des bureaux situés tout en haut de la « chaîne alimentaire entrepreneuriale », dont les ors intéressent fort peu le designer. Dans les rues de la capitale sénégalaise, il développe avec les artisans un rapport affectif fait de spontanéité et de partage qui confère une grande humanité à ses créations. Fruit emblématique de sa collaboration avec les petites mains locales, le canapé Madame Dakar de la collection M’Africa (My Africa), conçu avec Ayse : une structure en acier laqué et fils colorés de polyéthylène tressés à la main selon les techniques de tissage traditionnel, designée pour la prestigieuse marque italienne Moroso et élue l’un des 25 meubles les plus marquants des 100 dernières années par le New York Times.



Plus récemment, invité d’honneur au festival international Design Parade de Toulon, Bibi a présenté Les intouchables, une tapisserie murale confectionnée d’après l’une de ses peintures par les artisans des Manufactures sénégalaises des arts décoratifs de Thiès, ainsi que d’autres pièces réalisées par et avec des créateurs sénégalais : les objets du collectif Ban Workshop et les luminaires de Johanna Bramble. « Pour cet événement, il a souhaité que différents acteurs sénégalais puissent être exposés dans le cadre de l’aménagement d’un espace qu’on lui avait confié. Pour moi, et du fait de sa génération, Bibi est l’un des designers qui ont ouvert la voie du design sur le continent en valorisant les savoir-faire traditionnels et les ressources locales », partage la designer textile. « En Afrique, la relation avec les artisans dépasse le cadre professionnel, expose le stylicien. Tout est plus simple et va plus vite que dans les grands groupes occidentaux où il peut parfois s’écouler plusieurs années entre le moment où l’on imagine un concept et le moment où celui-ci est produit. Ici, tu fais ton croquis le matin et tu as ton prototype le lendemain. Ce que j’aime aussi au Sénégal, c’est que la trace de l’intervention humaine persiste encore sur les produits, ce qui leur confère une valeur unique. » Une spécificité qui figure d’ailleurs sur la fiche technique de Madame Dakar (« Chaque produit est unique et les éventuelles différences dans les couleurs et les tressages ne doivent pas être considérées comme des défauts ») et rappelle, « (…) à l’heure de l’IA et de la réalité virtuelle, notre capacité infinie à créer des objets d’une beauté significative et durable avec nos mains et nos cœurs», comme le note poétiquement Ayse Birsel.
Ce retour aux sources, ce désir de valoriser l’artisanat local, ont pris corps à travers Dakar Next, un laboratoire immatériel d’idées dont les prototypes variés, mettant à contribution diverses corporations (soudeurs, charpentiers, orfèvres, tailleurs, tisserands…), regroupent indifféremment objets réalisés à partir d’aluminium de canettes fondu, structures métalliques légères avec du fil, et surtout des créations élaborées à partir de plastique recyclé issu des déchets de la ville, comme le mobilier de la collection Taboo, conçu en partenariat avec Marie Jo Sanchez Girardon, de la société Transtech Industries. Au-delà de l’aspect productif, c’est toute une réflexion que Bibi a développée, et qu’il s’évertue à partager au plus grand nombre lors d’événements internationaux comme la Biennale d’art de Dakar, la conférence Indaba sur le design, ou les conférences TED.


Démocratiser Le Designer
Son postulat ? « Le développement du continent africain passe par le développement de son artisanat ». Et une meilleure valorisation des artisans, qui opposent à toutes les difficultés rencontrées une créativité décuplée, alors qu’ils n’ont ni les moyens ni la formation, et manquent même parfois d’outils adéquats. « C’est dire leur potentiel d’évolution ! Et on ne s’en rend pas suffisamment compte. Prenez des marques comme Hermès ou Chanel… À la base, c’étaient des artisans, or aujourd’hui, un sac Chanel coûte plusieurs milliers d’euros et est produit en série par toute une chaîne de corps de métiers différents. C’est ce qui nous manque encore au Sénégal : nous avons loupé notre révolution industrielle… » Les alternatives? Développer la filière design-artisanat en commençant par démocratiser la notion de design, puisque « le designer, c’est celui qui conçoit. Dans cette optique, en Afrique, où recourir aux services d’un artisan relève quasiment de
la tradition, nous sommes tous des designers : quand nous dessinons un modèle de meuble pour le porter au menuisier ou au ferronnier ; quand nos femmes présentent un patron de robe qu’elles souhaitent voir leur tailleur confectionner, etc. » S’il a un temps songé à ouvrir une école dédiée capable de formaliser l’informel, le temps et l’expérience aidant, Bibi a renoncé à en faire sa priorité, laissant ce soin à la nouvelle génération. « J’ai l’impression que ce n’est pas de ça dont on a besoin maintenant. Ce qu’il faut selon moi, c’est identifier les différentes filières et créer des formations artisanales concrètes et structurées de type CAP, qui débouchent sur un vrai métier et une rémunération juste. Il y a tellement de jeunes Sénégalais qui ont de l’or au bout des doigts et n’arrivent pas à valoriser leur talent… » Une vision qui ne peut se matérialiser au coup par coup ni reposer sur la bonne volonté d’individus ou de structures isolés, mais nécessite au contraire une prise de conscience collective et un véritable engagement des États concernés. En attendant, le « colibri » fait sa part et continue de prêcher sa bonne parole partout où il le peut, prônant les vertus du « made in Africa, by Africans, for Africans », et travaillant à des lignes d’objets esthétiques, pratiques et abordables, afin que le design intègre progressivement mentalités et paysages et que le plus grand nombre puisse profiter de ses bienfaits.
«Le développement du continent africain passe par le développement de son artisanat (…) Il y a tellement de jeunes Sénégalais qui ont de l’or au bout des doigts »

1. Bibi en a conçu l’aménagement et le design.
2. Auteure de l’inoubliable Persepolis.
3. Qui figure, comme Bibi, parmi les dix créateurs africains retenus en 2017 pour participer à la collection Överallt d’Ikea.
4. Journaliste et écrivain français, également rédacteur en chef du légendaire journal satirique africain Le Gri-Gri international.
5. Rencontrée en 2002 dans le cadre d’une mission où Bibi intervenait en tant que designer mentor auprès de la jeune femme, qui avait été sollicitée par Renault pour concevoir l’intérieur d’un concept de voiture.
