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Johanna Bramble, La Transmission Par “La Parole Tissée”

Savant mélange entre techniques modernes et traditions sénégalaises ancestrales, l’œuvre de la designer textile Johanna Bramble se découvre dans un langage subtil où chaque fil dit une histoire. Tel un manifeste porté par la mémoire du geste, la dextérité manuelle, visuelle et culturelle dont elle fait preuve s’érige au service d’une démarche désormais ancrée dans la transmission. Dans cet entretien, l’artiste franco-caribéenne nous en dit plus sur sa démarche.

Propos recueillis par Anna Djigo-Koffi


Forbes Afrique : Parisienne de cœur, votre rencontre avec le continent africain se fait au gré d’un voyage professionnel à Dakar, en 2008. Une expérience tout à la fois artistique et humaine, puisque c’est là que vous décidez d’ouvrir votre premier atelier de création. Racontez-nous votre parcours dans l’univers du design, votre rapport avec le textile et ce voyage qui aura tout changé…

Johanna Bramble : Effectivement c’est en 2008 que j’arrive pour la première fois à Dakar et plus globalement sur le continent africain, en pleine Biennale. C’était fabuleux. Je découvre un Dakar foisonnant de créativité et festif. Je suis alors aux côtés d’Aïssa Dione en tant qu’assistante de collection. Mais après avoir multiplié les expériences dans différents domaines textiles, de la haute couture à la tapisserie monumentale en passant par l’industrie, l’envie de créer mon propre univers et de valoriser le geste du tisserand s’est imposé à moi. C’est notamment une collaboration avec le designer Ousmane Mbaye qui confirme cet engagement et m’amène à créer mon propre atelier à Dakar. Différents échanges avec le monde professionnel m’invitent à faire rayonner le savoir manjak [du nom du peuple originaire de la région de Cacheu en Guinée-Bissau et de Casamance au Sénégal, NDLR] dans lequel je vois un potentiel technique et créatif illimité.
Admirative de cette transmission séculaire, j’entame une collaboration avec un tisserand manjak et une complicité manifeste se développe. Dakar m’a littéralement ouvert les portes de l’Afrique, comme j’aime à le dire.

« Je souhaite dévoiler ma créativité dans son ensemble et mettre davantage en avant ma pluridisciplinarité : installation, photographie, dessin… »


Au cœur de votre œuvre, on retrouve donc la valorisation de ce savoir-faire ancestral sénégalais – cela, dans une approche tout à la fois novatrice et respectueuse de la matière, des traditions. Que dire de votre rencontre avec le pagne tissé ? Comment s’est opéré le partage de savoirs avec les tisserands, à Dakar ?

J.B. : J’ai été fascinée par ce savoir-faire atypique où la beauté du geste se partage entre le tisserand et son assistant. Une ingéniosité unique, qui permet une infinité de combinaisons. Je pouvais alors l’associer à mon propre geste de tisserand, mais aussi y découvrir les fondements de toute une société. De façon à la fois spirituelle et esthétique, je me retrouvais totalement dans ce que j’appelle « la parole tissée ». C’était magique. C’est magique.

« De façon à la fois spirituelle et esthétique, je me retrouvais totalement dans ce que j’appelle “la parole tissée” »


Sous quelles formes se déclinent ces différentes pièces que vous proposez sous la signature « Johanna Bramble Créations » ?


J.B. : Dans mon atelier, j’ai d’abord développé des produits pour l’univers de la décoration d’intérieur : coussins, couvre-lit, revêtements de canapés, ainsi que des accessoires de mode tels que des écharpes et de la petite maroquinerie, destinés tout à la fois à des particuliers et à des professionnels. Grâce à ces collections de textiles d’intérieur, j’ai pu mettre en lumière le savoir-faire traditionnel sénégalais, et j’ai eu la chance d’être invitée dans de nombreux salons un peu partout dans le monde, de Francfort en Allemagne pour le Salon international Ambiente, à Handmade Contemporary Fair à Johannesburg en Afrique du Sud, en passant par le Portugal, la France, l’Égypte, les Etats-Unis, le Japon… Aujourd’hui, on peut retrouver nos produits sur le continent, notamment à Abidjan (Aby Concept, Villa 76), à New York et en Californie ou bien encore sur des plateformes de vente en ligne, comme 54Kibo. Il m’arrive aussi de faire des collaborations avec des stylistes locaux ou internationaux qui parfois intègrent nos tissus dans leur collection, mais aussi pour lesquels je réalise des créations originales.


Face à vos créations et à ces matières qui se veulent dialogue et partage pour vous, comment percevez-vous le ressenti de vos différents publics ? Comment cela a-t-il évolué au fil des ans, au regard de cet intérêt croissant, en Afrique, pour les productions locales ?

J.B. : Comme je l’ai évoqué précédemment, le tissage est un langage à part entière pour moi, j’en ai pris toute la mesure lors de résidences artistiques, notamment avec la Fondation Joseph et Anni Albers dans le Connecticut, à la Villa Romana à Florence en Italie, et au Sénégal. Je fais alors corps avec le tissage et ce qu’il représente de nos sociétés. Il me propulse au cœur de mon identité, de mon intimité et révèle des affinités pluridisciplinaires. Les expositions où ma « parole tissée » a pu être présentée m’ont permis une interaction unique avec le public où nos identités et nos intimités se font écho. Que ce soit lors des biennales de Dakar ou de Kinshasa, au Musée du Louvre à Paris ou au Musée Bargoin à Clermont-Ferrand, j’aime découvrir mes créations au travers des regards et de la sensibilité des visiteurs. Cela ouvre un champ des possibles infinis et permet de toucher à l’inaccessible.

Après plus de quinze années à développer mes créations à Dakar, je me réjouis de voir aujourd’hui une consommation de textiles locaux s’imposer. Ça n’a pas toujours été le cas. Le public, aussi bien particulier que professionnel, local ou international, est en demande toujours croissante de savoir-faire ancestraux, véritables témoignages d’une préoccupation à la fois contemporaine et revendicatrice. Qu’il soit appliqué à un produit fini ou mis en valeur dans une installation artistique, je suis toujours surprise de voir que le textile touche à quelque chose qui est de l’ordre de l’intime. Des liens insoupçonnés se créent entre les cultures. Il y a un besoin de revendication identitaire manifeste, le « made in Africa », le « made in Sénégal », s’imposent de plus en plus au côté de tendances « tradi-modernes ». 

« Après plus de quinze années à développer mes créations à Dakar, je me réjouis de voir aujourd’hui une consommation de textiles locaux s’imposer »


Vous faites partie des créateurs auxquels la Maison CHANEL a fait appel, l’an dernier, dans le cadre du projet « 19M Dakar » – une belle initiative ancrée dans la notion de partage autour de que l’on appelle « les métiers d’art ». Que pouvez-vous nous dire de cette expérience ?

J.B. : L’exposition du 19M « Sur le Fil : broderie et tissage », à l’image de l’installation « Magnétude » que j’y ai proposée aux côtés de Fatim Soumaré, a impulsé un dialogue indispensable autour de la notion des savoir-faire et de leur valorisation. De véritables échanges et discussions ont émergé entre culture et patrimoine, art et artisanat, aussi bien du point de vue de la transmission que du rayonnement. Une opportunité qui a permis à chaque créateur d’exprimer et de prendre conscience des potentialités propres au Sénégal. Cela ouvre aussi selon moi un débat intéressant entre la notion européenne de métier d’art et la notion d’artisanat, toutes deux liées au type de transmission, entre secteur informel et validation diplômante d’expérience, une préoccupation actuelle à laquelle il est indispensable d’apporter des solutions pour professionnaliser le secteur.

« Je suis toujours surprise de voir que le textile touche à quelque chose qui est de l’ordre de l’intime. Des liens insoupçonnés se créent entre les cultures »


La notion de transmission occupe une place importante dans votre démarche. Comment avez-vous évolué vers cette forme d’expression créative ?

J.B. : Depuis 2013, la transmission est au cœur de mes préoccupations. J’ai commencé à donner des formations en tissage pour l’ONG sénégalaise La Kora PRD, avec pour principal objectif l’autonomisation des femmes de la région de Tambacounda au travers d’un savoir-faire. Entre 2014 et 2015, aux côtés de Martine Boucher et dans le cadre de l’Atelier africain du design, j’ai aussi accompagné un groupe de tisserands à Abomey au Bénin, en leur donnant des clefs pour la réalisation de tissages tout à la fois respectueux de la tradition, mais aussi empreints de leur identité singulière. C’est ensuite au travers de différentes sollicitations, notamment par des stylistes, que j’ai pris pleinement conscience de la nécessité de transmettre et de former les professionnels en devenir de la mode et du design. Mon intervention en tant qu’expert textile au sein du projet « ModeSénégal » initié par le Goethe Institut Sénégal entre 2022 et 2023 m’a permis de créer un programme d’initiation à la science des matériaux textiles. À l’issue de ces formations, les attentes multiples des créateurs étaient telles qu’imaginer un nouveau modèle de formation où un partage de connaissances s’opère entre professionnels et apprenants, créateurs et artisans semble indispensable. Je suis convaincue que nous sommes à un moment déterminant pour le positionnement du riche potentiel créatif et professionnel propre au continent.


Le design, justement, s’établit progressivement au cœur des sensibilités, sur le continent africain. La Biennale de Dakar lui accorde notamment une place importante pour sa prochaine édition, au mois de mai. Quelle lecture faites-vous des évolutions du secteur ?

J.B. : Témoins essentiels de l’évolution et des réalités de nos existences, l’art et le design sont des langages à part entière et les savoir-faire sont souvent le trait d’union entre les deux. Dans la partie qui me concerne, le textile est aussi bien médium que média. J’ai l’intime conviction que cela traduit un besoin manifeste d’identifier nos essentiels, un retour, une recherche indéniable d’authenticité.

En quoi consistera votre proposition artistique pour ce Dak’Art 2024, qui se déroulera du 16 mai au 16 juin 2024 ?

J.B. : Mon intervention sera présentée dans la partie design du IN de la biennale. Je vais réaliser une installation qui mettra en lumière les potentialités de la technique manjak au travers d’une ressource locale : le coton. L’idée sera de mettre en avant une multitude de propositions, de possibles, et de briser les éventuels « a priori » qui subsistent autour de l’image que l’on se fait du pagne tissé, qui est selon moi ancré dans le passé et résolument tourné vers le futur.

Vous êtes désormais basée entre la Côte d’Ivoire et le Sénégal. Comment la convergence de ces influences culturelles vous nourrit-elle ? Envisagez-vous la création d’un atelier à Abidjan ?

J.B. : Ma présence à Abidjan me pousse à prendre du recul et à avoir un regard sur l’ensemble de l’Afrique de l’Ouest, à penser un projet plus global qui favorise les échanges et la circulation entre les pays, qui aide à la mobilité des créateurs afin de leur permettre une ouverture sur les opportunités qu’offrent les grandes capitales africaines. Le marché que représente le continent doit prendre une place essentielle dans le développement de nos entreprises et industries créatives et culturelles. C’est déterminant pour avancer vers un futur où l’Afrique rayonne de tout son potentiel.

La création, portée par un message, une intention pure, est éternelle. La vôtre l’est clairement. À quoi aspirez-vous, aujourd’hui, en tant qu’artiste ?

J.B. : Aujourd’hui, je souhaite plus que jamais mettre en avant les ressources aussi bien naturelles qu’humaines du continent, afin qu’une prise de conscience s’opère sur la richesse et la souveraineté de son patrimoine, depuis toujours à l’avant-garde et indispensable au reste du monde. À titre plus personnel mais dans une optique commune, je souhaite dévoiler ma créativité dans son ensemble et mettre davantage en avant ma pluridisciplinarité : installation, photographie, dessin… De nouveaux modèles précurseurs de collectifs et de créateurs se mettent en place, et déploient une infinité de possibles, à la fois pertinents et audacieux.


Bio express
1976 : Naissance à Paris.
1998 : Diplômée de l’École Supérieure des Arts Appliqués Duperré et de l’École Nationale Supérieure de Créations Industrielle / l’Atelier National d’Art Textile à Paris.
2001 : 2001 Bourse d’excellence Lavoisier, National Institute of Design, Ahmedabad, India // École Nationale Supérieure de Créations Industrielle, Paris.

Expositions : Congo Biennale (Kinshasa), Biennale de Dakar, 19M de CHANEL, Musée Bargoin de Clermont-Ferrand, Musée des Civilisations du Havre, Institut Für Auslandsbezeiehungen Gallery de Berlin, Musée Théodore Monod de Dakar, Villa Romana de Florence, Musée de la Mode et du Textile de Paris, Art Curial Paris…


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