Le média de ceux qui construisent l'Afrique d'aujourd'hui et de demain

La vie Forbes

Jomo Tariku : “Le Design Ne Peut Pas Être Un Langage Universel S’il n’Intègre Pas l’Afrique”

Pionnier du design africain, Jomo Tariku aura attendu plus d’un quart de siècle avant de voir son travail accéder à la notoriété. Aujourd’hui unanimement reconnu et célébré par le milieu, il met à profit la visibilité qu’il a acquise pour poursuivre le travail de toute une vie : faire en sorte que la créativité noire intègre enfin le canon du design international. 

Propos recueillis Par Élodie Vermeil


Le cultissime fauteuil Egg Chair d’Arne Jacobsen (1958), la chaise Barcelona dessinée par Ludwig Mies (1929), la table basse Coffe Table d’Isamu Noguchi (1944), le lampadaire Arno, créé en 1962 par Achille Castiglioni et son frère Giacomo, la lampe Jieldé signée par le designer Jean-Louis Domecq en 1950… Le point commun de ces pièces iconiques ? Elles traversent le temps sans prendre une ride… et sont majoritairement eurocentrées. La donne, cependant, est en train de changer, et pour les spécialistes du secteur comme Tapiwa Matsinde, le design africain est en plein âge d’or. Dans sa parution du week-end du 3 septembre 2023, le prestigieux New York Times proposait une sélection de « futurs Classiques ». Parmi ceux-ci, la chaise Nyala d’un certain Jomo Tariku, à laquelle les courbes organiques « confèrent une allure visuelle intemporelle » selon Bobbye Tigerman – conservatrice des arts décoratifs et du design au Musée d’art du comté de Los Angeles –, conformément aux trois qualités qui font pour elle un Classique : une capacité à refléter son époque, le fruit d’un savoir-faire exceptionnel, un attrait visuel intemporel. Attrait cette fois afrocentré, puisque ce sont « les cornes magnifiquement incurvées » des antilopes mâles originaires des hauts plateaux d’Afrique de l’Est qui ont inspiré cette chaise déjà culte au designer industriel éthiopien-américain. Une façon, pour lui, de raconter son histoire et rendre à l’Afrique la place qu’elle mérite au sein de l’industrie du design, loin des interprétations réductrices qui limitent l’apport inestimable du continent à des masques tribaux, imprimés animaliers et autres meubles confectionnés à partir de matériaux recyclés. 

Chaise Nyala ©Jomo Tariku


Déjouer Les Stéréotypes

À ces stéréotypes, Jomo Tariku oppose un corpus d’« œuvres d’art fonctionnelles », chaises et tabourets synthétisant sa propre expérience de la diversité du continent africain à travers ses structures historiques, son architecture, ses meubles traditionnels, ses couleurs, ses artefacts, ses paysages, ses coiffures, ses peintures corporelles, sa faune et sa flore… Une interprétation moderne de ce patrimoine immémorial en forme de conversation transfrontalière et transgénérationnelle avec l’imagerie que le designer y a associée. 

Les œuvres de Jomo lui ressemblent : sous la noblesse minimaliste des lignes, l’épure élégante du produit fini cache la complexité du processus de construction qui a présidé à sa création. En remettant 100 fois son travail sur le métier, le designer a su dégager l’essence de l’objet, qui vibre littéralement d’intensité contenue, condensant des années d’exploration et d’amour de la culture africaine. Au point d’équilibre exact entre l’art et l’ingénierie (« Il est presque plus facile de construire un gratte-ciel qu’une chaise », disait l’architecte Ludwig Mies Van der Rohe ; ce n’est pas Jomo qui le contredira…), les meubles du stylicien adoptent la dualité des objets africains avec lesquels il a grandi, comme le jebena éthiopien, à la fois cafetière et objet de décoration.

Tabouret Ashanti ©Jomo Tariku

L’appellation des œuvres, qui signe son emprunt aux objets et géographies dont celles-ci s’inspirent est, elle aussi, soigneusement réfléchie, et se présente comme une invitation à découvrir le riche patrimoine du continent. Une sorte de «label honorifique » rendant hommage à ces objets à la fois utilitaires et décoratifs qui peuplent le quotidien africain depuis des siècles, transmettant une histoire qui ne s’écrit pas dans les livres. La chaise MeQuamya, inspirée par les bâtons de prière en forme de T utilisés lors des cérémonies de l’Église orthodoxe éthiopienne. Le tabouret Ashanti, réinterprétation d’un siège traditionnel ghanéen bien connu. Le tabouret Boraati, dont la base triangulaire s’inspire d’un appui-tête éthiopien. Le Mukecha, table d’appoint et tabouret imitant les mortiers africains. La chaise Mido, qui rappelle immédiatement l’emblématique peigne afro, devenu un symbole de beauté, de statut et de vigueur grâce aux mouvements Black Power et Black is Beautiful…   


Un Attrait Précoce Pour Les Objets

Game changer, Jomo ? En tout cas un esprit insoumis et contagieusement brillant qui, en 30 ans de carrière, n’a jamais dévié de son but : changer la perception qu’a le monde du design noir tout en définissant son propre langage de conception à partir de son riche héritage artistique et culturel africain. 

L’histoire commence en 1969 lorsque Jomo naît au Kenya, et se poursuit en Éthiopie. Fils d’un attaché militaire à l’ambassade d’Éthiopie de Nairobi et d’une employée d’Ethiopan Airlines, l’enfant baigne très tôt dans un environnement domestique éclectique, où les objets ramenés par son père au fil de ses voyages côtoient les cadeaux de la communauté diplomatique : plateaux en cuivre de Zambie, défenses du Congo, canapés et tables en provenance d’Indonésie, tapis persans et ornements sculptés en ivoire, verrerie de Tchécoslovaquie, vaisselle de Norvège… et tabourets traditionnels à trois pieds – courants en Éthiopie et dans d’autres pays d’Afrique subsaharienne. De quoi aiguiser la curiosité d’un bambin rêveur qui a adopté le dessin comme second langage et antidote à l’ennui, et s’est lancé dans une exploration graphique permanente des objets l’entourant. « J’ai toujours été une personne orientée vers l’objet ; c’était quelque chose que je pouvais comprendre, explique le designer. Pour le petit garçon que j’étais, c’était passionnant de s’asseoir et de dessiner ces objets et ces meubles sous différents angles. Je pouvais y passer des heures ». Une habitude qu’il a conservée et qui fait aujourd’hui partie intégrante de son processus de création. 

L’initiation de Jomo au travail manuel sur les meubles commence au cours d’étés adolescents où son père les place, son frère cadet et lui, en « programme d’apprentissage » dans un petit atelier de menuiserie du quartier. « Une expérience formidable, se souvient Jomo Tariku, et qui a sans doute elle aussi contribué à  m’orienter vers le design industriel »… même si, dans un premier temps, le jeune garçon opte pour des études d’informatique, « un peu un choix par défaut, parce que c’est ce que mon frère aîné faisait, et que tout le monde disait que c’était une bonne option. Dans mon milieu, on ne considérait pas l’art comme un métier, donc ce n’était pas dans mes projets ». Quelques décennies plus tard pourtant, les chaises sculpturales de Jomo ont intégré les collections permanentes de neuf musées – dont le prestigieux Metropolitan Museum of Art de New York –, et les amateurs achètent ses créations spécialement pour les collectionner en tant qu’œuvres d’art, les exposant comme pièces uniques dans leur résidence. L’aboutissement d’un long voyage qui a commencé à la fin des années 1980. 


Naissance d’Une Vocation

En 1987, ses études secondaires achevées, Jomo part « se chercher » aux États-Unis, dans la petite université chrétienne de MidAmerica Nazarene à Olathe, Kansas, où il suit une mineure d’art en plus de ses cours d’informatique. « Je n’étais bon qu’à dessiner et faire des croquis, se souvient-il, et mon professeur d’art m’a dit “on dirait que l’art est votre passion. Vu votre niveau, vous devriez changer d’établissement, car nous ne pouvons pas vous offrir grand-chose de plus ici’’ ». Encouragé dans ses aspirations, Jomo envisage un transfert et se rend durant l’été à Mount Oread [où est située l’Université du Kansas, NDLR] pour y recueillir des informations. Sur un campus presque désert, il fera la rencontre déterminante de Richard Branham, professeur de design industriel qui l’initiera aux rudiments de cette discipline totalement inconnue pour lui : un mélange d’art, de science et d’ingénierie qui correspond exactement à ce que le jeune homme veut faire. En 1988, il entame donc un cursus d’art et de design à l’Université du Kansas… 

Étranger dans un pays étranger, seul étudiant noir de l’université, pas vraiment du genre à faire la fête avec les autres élèves, il passe l’essentiel de son temps libre à la bibliothèque, à feuilleter livres et magazines de design. Et se rend compte à cette occasion du manque de représentation flagrant de la créativité noire dans le canon central du design, les rares documents y afférents tournant essentiellement autour des tropes éculés de l’esthétique tribale. Une révélation qui déterminera le sujet de son mémoire de fin d’études : la viabilité de la conception de meubles africains contemporains sur le marché mondial. « J’avais trouvé le but de ma vie : changer cette industrie. C’est l’héritage que je voulais laisser. Certaines personnes m’ont suggéré d’arrêter de parler d’Afrique, de design africain et noir, et de me contenter de faire du design comme tout le monde. J’ai répondu que nous manquions à l’appel et que je voulais y remédier. Si je n’essayais pas de changer la donne, qui le ferait ? La plupart de mes amis pensaient que c’était un objectif inatteignable. » Et pourtant… 


Un Long Voyage De Persévérance

Il faut imaginer la détermination de ce jeune étudiant, catapulté à plus de 10 000 km de son pays, s’initiant à une discipline totalement inconnue, et n’ayant encore jamais utilisé d’ordinateur avant son arrivée aux États-Unis. Le modélisme, la 3D, la CAO (conception assistée par ordinateur), il les apprendra en autodidacte pendant ses vacances d’été sur l’ordinateur de son frère aîné (également étudiant aux USA), restant parfois éveillé toute la nuit pour perfectionner les connaissances indispensables à la pratique de ce métier. « Oui, il y a eu des périodes de défi, mais j’ai pensé qu’il n’y avait rien que je ne puisse surmonter », concède-t-il, toujours prompt à sourire de ses mésaventures passées. Il enchaînera les petits jobs (concierge, magasinier de nuit dans une épicerie, caissier en supérette…) et passera par une longue traversée du désert avant de finalement obtenir sa Green Card en 1998. 

Deux ans plus tard, il décide d’ouvrir son premier studio d’ameublement avec son meilleur ami d’enfance, Henock Kebede, et déménage à Washington DC, qui compte une importante population d’immigrés éthiopiens. Mais il faut beaucoup d’argent pour devenir un designer et fabricant indépendant… il faut aussi pouvoir intégrer les cercles sociaux permettant d’accéder aux galeries et d’obtenir des contrats de licence. Pour viabiliser le modèle économique du studio, les deux amis enrichissent leur offre de services créatifs numériques (graphisme, conception web, édition vidéo…), ce qui leur permet de subventionner la fabrication de meubles au fur et à mesure que leur carnet de commandes s’étoffe. Mais le mobilier absorbe trop d’investissements, les résultats ne sont pas au rendez-vous et malgré leurs démarches (les réseaux sociaux n’existent pas encore), aucune publication spécialisée ne s’intéresse à leur travail. La crise des subprimes marque le coup de grâce et les deux associés, à bout de force et d’énergie – soucieux, aussi, de subvenir aux besoins de leurs familles respectives – mettent la clé sous la porte. C’est à cette époque que Jomo intègre la Banque mondiale en tant qu’analyste data [un emploi à temps plein qu’il quittera en 2021, NDLR], tout en prenant sur son rare temps libre pour concevoir ses meubles et les exposer dans des salons professionnels à travers le monde. Et partout, toujours le même constat : la sous-représentation – pour ne pas dire l’absence – de designers noirs. « Le marché n’était certes pas mature comme il l’est aujourd’hui, mais malgré tout c’était extrêmement décourageant : pas de visibilité, personne avec qui collaborer. Je me sentais seul, comme Moïse dans le désert… Mais encore une fois, si je ne m’attelais pas à résoudre ce problème, qui pourrait le faire ? »   

Banc Meedo ©Jomo Tariku


Touché Par La Grâce

À partir de 2015, les choses commencent à se décanter : la brillante et influente experte en design africain Tapiwa Matsinde contacte Jomo dans le cadre de son livre à paraître, Contemporary Design Africa. S’en suivent des invitations à prendre part à la Design Week Addis Ababa (DWAA), la Dubaï Design Week, le SaloneSatellite (Salon du mobilier de Milan)… En 2017, Jomo Tariku lance Jomo Furniture pour présenter sa dernière ligne de chaises et tabourets sculpturaux. La collection attire l’attention de conservateurs et critiques renommés. En 2021, la première institution muséale à acquérir ses œuvres – alors qu’il n’est encore représenté par aucune galerie –, est le Met [Metropolitan Museum of Art de New York, l’un des musées les plus visités au monde avec près de 6 millions de visiteurs annuels, NDLR]. Suivront le LACMA (Los Angeles County Museum of Art), le Smithsonian American Art Museum, le Mint Museum, le Denver Art Museum, le Baltimore Museum of Art… Un sacré pas en avant pour le designer industriel, mais aussi pour sa communauté, car « en tant que musée, lorsque vous achetez les œuvres d’un artiste noir, vous rendez l’industrie plus solide et plus réaliste ». 

En plus de figurer dans les expositions permanentes de ces établissements, les créations de Jomo Tariku, encore ignorées dans les salons professionnels et rejetées par les directeurs de création quelques années plus tôt, sont désormais célébrées dans des publications de référence comme Architectural Digest, Interior Design, Elle Decor… et vendues au MoMA [Museum of Modern Art de New York, NDLR] Design Store. 

Chaise Meedo ©Jomo Tariku

Un engouement qui s’est même étendu au monde du cinéma, faisant entrer les sièges totémiques du designer dans la culture populaire, puisque plusieurs d’entre eux figurent dans le décor afrofuturiste du dernier volet de la franchise aux 250 millions de dollars Wakanda Forever, imaginé par la cheffe décoratrice Hannah Beachler – première Afro-Américaine à remporter un Oscar pour la superbe scénographie du premier film Black Panther, en 2018. Pour l’intéressé, « l’énorme impact culturel de films comme celui-ci, qui mettent en lumière le travail des designers noirs, nous permet de faire partie du canon du design ». 

Dernier développement de taille dans la carrière du designer : la sélection de deux de ses chaises (Nyala et MeQuamya) par l’illustre architecte d’intérieur Sheila Bridges, pour la décoration de la résidence de la vice-présidente des États-Unis, Kamala Harris.  

Aujourd’hui représenté par la célèbre Wexler Gallery de Philadelphie et fourmillant de projets (élargir sa capacité de production et créer sa propre boutique, travailler des matériaux et produits différents en lançant la conception d’une grande armoire, d’un banc et d’une chaise en bronze…), Jomo a réalisé une partie de son rêve : imposer son expression du design sur la scène internationale. Mais il ne compte pas s’arrêter en si bon chemin…


« Artiviste »  

Cette notoriété grandissante, le designer l’attribue en grande partie à la Black Artists + Designers Guild (Guilde des artistes et designers noirs), qu’il a cofondée fin 2018 avec la designer textile Malene Barnett afin d’améliorer l’inclusivité dans l’industrie du design. Principale mission du collectif : défendre les artistes et designers noirs dans les médias et au cours d’événements d’art et de design, et encadrer la prochaine génération de créateurs. Car en plus de tracer sa voie dans le monde du design, Jomo Tariku est également un activiste engagé. Et la première personne à avoir essayé de quantifier la sous-représentation des designers noirs dans l’industrie [en 2020, après avoir scrappé les données des sites web de quelque 150 entreprises d’ameublement, il a découvert que sur 4 417 collections de marques, seules 14 avaient été créées par des designers noirs, soit environ 0,33 %, NDLR], à travers une étude dont les conclusions ont été présentées à Princeton et relayées par le New York Times à la faveur du mouvement Black Lives Matter. 

Intimement persuadé que l’on peut changer le cours des choses grâce à la collaboration, la collecte et la présentation de données, il travaille actuellement avec un collègue à l’édification d’une base de données d’artistes noirs (plus de 80 profils recensés et documentés à ce jour). « Le voyage a été fantastique, mais je ne veux pas que ce soit un voyage à sens unique », plaide-t-il, espérant pouvoir compter sur le soutien et l’engagement de la jeune génération pour faire bouger les lignes : « Il y a tout un corps, et c’est ce que la Guilde essaye de dire à l’industrie ».   

Plus largement, c’est le génie populaire et l’inventivité africaines que Jomo Tariku souhaite honorer et promouvoir à travers son travail. Celui de ces milliers de petites mains anonymes qui, inlassablement, dans les objets du quotidien, racontent leur histoire et celle du continent, et ont nourri l’inspiration du designer.   

Chaise Nyala ©Jomo Tariku


Partager l'article


Ne manquez aucun de nos articles.

Inscrivez-vous et recevez une alerte par email
à chaque article publié sur forbesafrique.com

Bonne lecture !

Profitez de notre abonnement illimité et sans engagement pour 5 euros par mois

√ Accédez à tous les numéros du mensuel Forbes Afrique de l'année grâce à notre liseuse digitale.
√ Bénéficiez de l'accès à l'ensemble des articles du site forbesafrique.com, y compris les articles exclusifs.