Virtuose de l’art origami, le sculpteur plasticien et designer Junior Fritz Jacquet froisse et plie le papier pour créer des œuvres éco-design et poétiques d’une incroyable légèreté. Artiste et entrepreneur engagé, il s’emploie également à initier le grand public aux pratiques artistiques, qu’il juge essentielles dans la construction de soi et des relations aux autres. Selon lui, chaque pli de papier raconte une histoire de beauté, de résilience et de solidarité.
Par Ricardo Vita
Avant de devenir un maître de l’origami, Junior Fritz Jacquet s’est beaucoup cherché. Élevé jusqu’à l’âge de 7 ans par ses grands-parents à Haïti, il rejoint la France (où vivent ses parents) en 1986. Pour cet enfant dyslexique, débute alors une scolarité douloureuse. La découverte de l’origami, à l’occasion d’une visite à la bibliothèque municipale de Saint-Ouen en 1994, changera tout : « Je comprends alors que j’ai la capacité à voir les choses en volume, grâce à la dyslexie », dit-il1. Cette découverte scelle son destin : peu à peu, l’adolescent rebelle, habitué des mises en danger, se recentre et s’apaise. Son comportement change. Il passe son brevet des collèges, s’oriente vers l’animation et, une fois diplômé, est engagé comme éducateur spécialisé par Apprentis d’Auteuil (dont il fut autrefois pensionnaire), où il anime des ateliers d’origami, tout en développant ses propres créations.
Très vite, il s’empare de cet art millénaire en explorant des chemins inédits : chacune de ses sculptures est réalisée d’un seul tenant, à partir d’une unique feuille de papier. S’inspirant de la ligne continue en peinture, sa démarche consiste à plier et modeler le papier, sans aucun collage ni découpe. Masques aux multiples expressions, compositions évoquant le végétal, bonshommes de carton, sculptures lumineuses, statues et tentures en relief voient ainsi le jour entre les mains de ce colosse de 1 mètre 90. « Je cherche à surprendre par une approche différente […]. En travaillant le papier de cette manière, j’essaie de raconter une histoire, de proposer une passerelle vers l’imaginaire »2, explique-t-il. Et il y parvient remarquablement bien. « Passer de deux à trois dimensions comme il le fait, c’est quelque part donner la vie », observent Véronique et Gérard Moulin, de la galerie French Arts Factory (à ses côtés depuis 2015), pour qui « la douceur infinie de son univers agit comme un élixir d’amour et de poésie, et s’adresse à la part la plus essentielle de notre être : le cœur »2.
« Passer de deux à trois dimensions comme il le fait, c’est quelque part donner la vie », observent Véronique et Gérard Moulin, de la galerie French Arts Factory.
En 2004, sa contribution exceptionnelle à l’art de l’origami est officiellement reconnue par la Nippon Origami Association, qui lui décerne le prestigieux titre de Maître en origami.
« Maître en Origami »
Après avoir rejoint en 1997 le Mouvement français des plieurs de papiers (MFPP), Junior Fritz Jacquet cofonde en 2000 le Centre de recherche international en modélisation par le pli (CRIMP), une association qui développe des modèles dans le domaine du pliage et propose des projets pédagogiques dans les écoles et les collèges. Cette initiative annonce le début d’une carrière artistique prolifique. Lui qui exposait jusque-là dans des maisons des jeunes et de la culture (MJC) et des restaurants se voit contacté par des galeries. Sa collection de masques, repérée sur Internet par des journalistes anglais, lance sa reconnaissance internationale. Ses créations poétiques et naturalistes se voient exposées dans des lieux prestigieux à travers le monde : Mingei International Museum (San Diego, États-Unis), Origami House Gallery (Tokyo, Japon), Red Bull Hangar-7 (Salzbourg, Autriche)… En 2004, sa contribution exceptionnelle à l’art de l’origami est officiellement reconnue par la Nippon Origami Association, qui lui décerne le prestigieux titre de Maître en origami. Quatre ans plus tard, alors qu’il a décidé de se consacrer à temps plein à son art, il rencontre Clarence Avant (magnat de l’industrie musicale américaine, surnommé le « parrain noir ») et son épouse Jacqueline, qui lui achètent plusieurs de ses œuvres. «Ce sont les premières personnes de ce niveau qui m’aient m’encouragé », raconte-t-il.
Récompensé en 2013 du trophée « Trésor Vivant de l’Artisanat » (entre autres pour sa contribution à la reconnaissance du papier comme matériau d’art), l’artiste a peaufiné sa technique au fil des années. Il a élargi son répertoire pour inclure le froissage du papier, développant ainsi un style qui mêle avec élégance l’esthétique organique et la complexité artistique. Dépassant les frontières de l’art traditionnel, son œuvre établit un dialogue entre la nature, le quotidien et la communauté. Interrogé sur ses sources d’inspiration, il répond : « Elles viennent en grande partie de la nature, mais aussi de conversations, de personnes… Je pense que c’est avant tout un mélange d’émotions, de partages » 3. Qu’il s’agisse de luminaires aériens évoquant des formes organiques ou de sculptures végétales – d’une réalité saisissante –, chacune de ses créations est une invitation à l’évasion, qui donne à voir sa vision onirique du monde.
Des Prix Allant de 50 Euros À 50 000 Euros
Après plusieurs expositions en France et à l’étranger (notamment celle du collectif Intention papier aux Ateliers de Paris, ainsi que « Berlin reçoit Paris », en 2014), on le retrouve en 2018 réalisant la décoration du bureau de la maire de Paris, Anne Hidalgo, pour les Journées européennes du patrimoine. En 2019, ses œuvres intègrent le Mobilier national (exposition « Noël aux Gobelins »), tandis que la Galerie 35, au Viaduc des Arts, présente « Paper Complice », deux dioramas féeriques représentant le monde sous-marin et la forêt, qu’il a conçus avec l’artiste Isabelle Faivre. Fin 2023, c’est l’Espace Saint Pierre des Minimes, à Compiègne, qui accueille son exposition signature, « Noël au jardin d’Eden », où se pressent près de 25 000 visiteurs. En janvier 2024, lors de la vente aux enchères clôturant l’événement, les prix de ses œuvres étaient de 50 euros pour une « Méduse », 10 000 euros pour le tableau « Optica », 35 000 euros pour son œuvre intitulée « Spine », 45 000 euros pour le tableau « Faracha » et 50 000 euros pour sa pièce maîtresse, baptisée « Léa ».
Clients de Prestige
Au fur et à mesure que sa cote monte, des architectes et des décorateurs le sollicitent, ce qui l’amène à fonder la société JFJ Designs, spécialisée dans le développement de projets de design papier. Sa mission : réaliser des installations, des scénographies, des vitrines ou des éléments de décoration (notamment des sculptures lumineuses de la marque Oznoon) pour le compte de grandes marques de luxe, d’hôtels prestigieux, d’organisateurs d’événements ou d’entreprises. Ainsi a-t-il récemment créé des éclairages artisanaux à partir de matériaux recyclés pour les nouveaux bureaux de Vestiaire collective. En parallèle, il collabore régulièrement avec des maisons de luxe (Repetto, Guerlain, L’Oréal, Roche Bobois..), s’appliquant à chaque fois à « mettre l’enchantement au service de l’art de séduire ».
Ces projets sont l’occasion pour ce « créateur d’expériences » d’élargir ses horizons esthétiques en explorant de nouvelles formes et en développant ponctuellement des collaborations. On lui doit ainsi la création d’un sac à main luxe pour femme en collaboration avec un artisan maroquinier, Juliette Angeletti, et un maître plisseur, Karen Grigorian. Créé pour la marque phi1618, ce sac est vendu 1 800 euros.
Pour chacun de ses projets, l’artiste prend soin d’utiliser du papier et des matériaux récupérés : « J’ai noué un partenariat avec l’imprimeur PrintOclock : au lieu que ses papiers soient recyclés et génèrent une demande d’énergie, je préfère qu’ils deviennent un support de créativité », explique-t-il4, en précisant que tous les papiers l’intéressent : sulfurisé, carton, à cigarettes, craft… De la même façon, en support pour la réalisation de certaines de ses œuvres, il utilise les armatures et carcasses d’abat-jour de l’entreprise Carré, premier fabricant français de carcasses pour abat-jour.
Entrepreneur Social
Artiste engagé, Junior Fritz Jacquet l’est également dans le partage et la transmission de son savoir-faire. Dès les années 2020, il a créé un centre dédié à la formation et à la promotion de la filière artistique du papier (JFJ School), mais également une base de données consacrée à l’origami, ses techniques et ses artistes (Bibligami). Une façon de partager son savoir et de rendre l’art du papier accessible à tous. Convaincu que l’art a le pouvoir de changer des vies, Junior Fritz Jacquet propose également des formations spécialisées ouvertes à un large éventail de publics, amateurs ou professionnels.
Particulièrement impliqué dans des programmes éducatifs visant à démocratiser l’art du papier et à inspirer les générations futures d’artistes, il travaille actuellement sur le projet d’un Origami Campus, pour lequel il recherche des financements. Prolongement de la JFJ School, ce centre d’excellence sera spécialement conçu pour abriter la recherche, la formation et la promotion de l’art du papier. Avec des antennes en Afrique, à Haïti et en France, l’Origami Campus représente une vision audacieuse de la manière dont l’art peut être un catalyseur de changement et d’inspiration à l’échelle mondiale.
« Solidaire Par Le Beau »
On l’aura compris : pour Junior Fritz Jacquet, l’art ne se limite pas à la création esthétique ; il est un moyen de créer des liens, d’inspirer le changement, de promouvoir la solidarité. C’est donc dans cet esprit qu’il a lancé en 2015 le programme «Solidaire par le Beau ». L’objectif : offrir des opportunités d’emploi et de formation à des femmes marginalisées, en utilisant l’origami comme moyen de réhabilitation et de valorisation personnelle. Restaurer la fierté et l’estime de soi chez ceux qui ont connu des difficultés, c’est également le sens de son engagement au sein de la Fondation des Orphelins d’Auteuil et de la Fondation Foujita, qui développe des projets de pratiques artistiques et culturelles au bénéfice des jeunes en difficulté scolaire, sociale ou familiale. « J’ai eu la chance de rencontrer des personnes extraordinaires qui m’ont inspiré, orienté, et aidé. Aujourd’hui, je dirais que tous ces projets que j’essaie de mettre en place, c’est une façon de redonner… Je sers juste de passage », déclare-t-il4. En cela, Junior Fritz Jacquet incarne l’esprit de l’artiste moderne, un visionnaire dont l’œuvre transcende les frontières géographiques et culturelles pour toucher les cœurs et les esprits de tous ceux qui croisent son chemin.
Pour Junior Fritz Jacquet, l’art ne se limite pas à la création esthétique ; il est un moyen de créer des liens, d’inspirer le changement, de promouvoir la solidarité.
L’Origami, l’Art de « Plier du Papier »
L’origami, en tant qu’art, puise ses racines dans une histoire millénaire, presque aussi ancienne que l’invention du papier lui-même. Le terme « origami », qui vient des mots japonais « ori » (plier) et « kami » (papier), témoigne de cette pratique ancestrale. Le papier sous forme de feuille est attesté avoir été créé en Chine vers 105 apr. J.-C. L’art de l’origami a ensuite été introduit au Japon par un moine bouddhiste coréen, marquant le début d’une tradition artistique et culturelle qui perdure encore aujourd’hui. Mais sa renaissance moderne ne remonte qu’au début du XXe siècle, grâce notamment à Akira Yoshizawa, maître japonais du pliage de papier. Considéré comme le précurseur de la démocratisation de cet art autrefois réservé à des fins décoratives et religieuses, Yoshizawa l’a rendu accessible à un public plus large. Depuis lors, de nombreux origamistes ont contribué à enrichir et à étendre cette pratique à travers le monde.
Bibligami
Bibligami, « la bible ultime du monde de l’origami », incarne l’ambition de Junior Fritz Jacquet de créer une ressource exhaustive pour les passionnés d’origami du monde entier. Intégré à Art Paper Place, autre plateforme en ligne dédiée à la célébration de l’art du papier, Bibligami est un pilier majeur dans la promotion et la préservation de cet art ancien. Point de ralliement pour les artistes papier du monde entier, ce site fournit aux créateurs de précieuses ressources, tout en mettant l’accent sur le partage et la possibilité d’avancer à son rythme.
Notes :
1 – Vidéo Junior Fritz Jacquet, Les pratiques artistiques, un pont vers l’autre (interview Carole Boivineau), Fondation Foujita, janvier 2016.
2 – Livret de l’exposition « Brillance et transparence », French Arts Factory, mai-juin 2015.
3. With My Hand – Oznoon. Par Hugo Battistella (Viméo, 2016).
4 - Interview M6Info (J’ai réussi : cartonner grâce au papier) du 20 mai 2023.