Mondialement connu pour son portrait de Barack Obama, le peintre afro-américain Kehinde Wiley expose jusqu’au 14 janvier 2024 en exclusivité dans la galerie Jardin du musée du Quai Branly – et en partenariat avec la galerie privée Templon qui représente l’artiste – une série de portraits de dirigeants africains contemporains. Une « provocation intéressante » et « une réponse à l’empire colonial européen » – des mots mêmes de l’intéressé – néanmoins totalement opposée à la signature artistique qui l’a rendu célèbre : rendre visible les inconnus, donner de la dignité aux discriminés.
Par Sylvain Comolet
Lorsque l’on pénètre dans le « Dédale du pouvoir » – nom de l’exposition ; en anglais « A Maze of Power » –, on est frappé par l’obscurité des pièces où sont exposées les toiles monumentales (2,40 m x 1,80 m) représentant dix hommes et une femme de pouvoir africains. À la fois sobre et « accidenté » – les personnalités dépeintes sont accrochées côte à côte, mais ne se font jamais face –, ce parcours labyrinthique offre un contraste saisissant entre les couleurs pop époustouflantes des tableaux dont certains arrière-plans sont inspirés de motifs de pagnes africains, l’esthétique « baroco-kitsch » typique de Wiley, et la sévérité de ces portraits en majesté qui prennent toute la lumière et toisent le visiteur de leur hauteur imposante, accentuée par un cadrage légèrement en contre-plongée. On s’y sent bien petit. Et c’est l’effet recherché, la représentation du pouvoir étant au cœur de l’œuvre de Kehinde Wiley depuis ses toutes premières séries.
L’anachronisme de la mise en scène pourra dans un premier temps faire sourire le profane non averti de la démarche de l’artiste, dont la marque de fabrique est de confronter l’histoire de l’art à la culture contemporaine en utilisant la rhétorique visuelle de l’héroïque, du puissant, du majestueux et du sublime pour représenter les personnes que l’artiste a rencontrées dans le monde entier. Wiley s’en explique dans un entretien avec Sarah Ligner, commissaire de l’exposition : « Il y a déjà tellement de faste dans les portraits de l’histoire de l’art occidental qu’il n’y a pas besoin d’ajouter grand-chose en termes de rhétorique ».
Le Fruit d’Un Travail De Dix Ans
C’est à la faveur de la première présidence noire aux États-Unis que Kehinde Wiley a commencé à s’interroger sur la question d’un leadership présidentiel. Dès 2012, il a eu l’idée d’une série inédite de portraits de chefs d’État africains, et parcouru le continent les 10 années suivantes pour rencontrer les différents dirigeants (11 sur 54) qui avaient bien voulu accepter son protocole : prendre la pose et consentir à ne pas voir l’œuvre finale avant que celle-ci soit dévoilée au grand public [les noms des chefs d’État n’ont été révélés que quelques heures avant le vernissage de l’exposition, NDLR]. À chaque leader qu’il a rencontré, l’artiste [qui a étudié en autodidacte toute l’histoire du portrait officiel dans la peinture européenne classique notamment en parcourant les grandes collections du Louvre, se familiarisant avec le vocabulaire du pouvoir et de la domination qui émane du colonialisme de l’empire, NDLR] a présenté ce qu’il appelle sa « Bible » – un catalogue de portraits politiques, aristocratiques et militaires issus de la peinture européenne des XVIIe, XVIIIe et XIXe siècles –, laissant au portraituré le soin de choisir les codes et la rhétorique visuelle selon lesquels il souhaitait être représenté. Wiley a ensuite élaboré en concertation avec les intéressés une composition illustrant leurs regards sur ce que signifie être un dirigeant africain aujourd’hui. Chaque portrait – réalisé dans l’un des ateliers que possède le peintre à New York, Dakar ou Lagos, et basé sur une série de photographies prises avec son équipe – révèle ainsi l’identité d’un individu à travers le double prisme de l’artiste et de son modèle.
Le Choix Des Rois
Qu’est-ce qui a présidé aux choix iconographiques de ces « rois » ? Kehinde Wiley ne fournit pas de réponse, point de référence aux œuvres ayant inspiré ces différentes personnalités pour se faire tirer le portrait. Rubens, Manet, Géricault ? On ne le saura pas, et c’est justement dans cet interstice entre les prémices de la composition et le rendu final du portrait que résident tout le mystère, l’intérêt et la complexité du projet. Car cette inconnue met à jour les contours de l’ego, ainsi que les différentes stratégies de communication dans la construction d’une image personnelle et publique, révélant l’héritage tacite dans lequel s’inscrit chaque chef d’État. Seule certitude : « Chacun [des présidents] a sa propre histoire, et pour un grand nombre d’entre eux elle est liée à l’Europe d’une manière très intéressante », comme l’explique Wiley – dans ce contexte, le choix d’exposer au musée du Quai Branly prend tout son sens. Autre évidence : on n’est pas ici dans une logique de portrait officiel ni dans celle de l’artiste courtisan au service d’un souverain ou d’un monarque, comme c’est souvent le cas dans l’histoire de la peinture occidentale. Le résultat n’en produit pas moins son effet : une sensation de domination, de malaise du spectateur qui se sent appartenir à un autre monde que celui de ces créatures de pouvoir, mi-humaines, mi-divines.
Portrait inaugural de cette série, l’Ivoirien Alassane Ouattara pose avec une épée dorée en premier plan, surplombant l’emblématique quartier du Plateau d’Abidjan tandis qu’il toise le visiteur du haut de ses trois mandats présidentiels. Suivent l’ancien président nigérian Olusegun Obasanjo : un clin d’œil de Wiley pour honorer le pays de son père yoruba. Le Rwandais Paul Kagame, dépeint parmi les vertes collines de la « Petite Suisse africaine », mais aussi entouré de multiples nuances de rouges dont on ne sait si elles évoquent la couleur royale par excellence ou convoquent une forme de symbolique sanguinaire inhérente à l’histoire du pays. Denis Sassou Nguesso, président depuis presque 40 ans du Congo-Brazzaville, imposant son visage sévère sur un arrière-plan chatoyant et fleuri évoquant les pagnes que l’on trouve sur les étals des marchés populaires. Le Sénégalais Macky Sall en Moïse guidant son peuple vers la Terre promise. Alpha Condé (Guinée), Faure Essozimna Gnassingbé (Togo), Sahle-Work Zewde (Éthiopie), Nana Akufo-Addo (Ghana), Félix Tshisekedi (RDC)… et l’ancien président malgache Hery Rajaonarimampianina, représenté dans la plus pure tradition du portrait équestre (forêt luxuriante en plus).
« Je ne veux pas créer un art qui ressemble à un exercice politiquement correct »
De politique cependant, il n’est point question ici : l’artiste n’a pas cherché à atteindre ni représenter un président plutôt qu’un autre pour des raisons liées à des accointances idéologiques. Et si certains des modèles retenus ne brillent pas spécialement par leur sens de la démocratie, Wiley assume totalement sa démarche. « Je n’ai pas soumis mes interlocuteurs à un test de moralité pour faire partie de ce projet, souligne-t-il dans le guide de visite remis aux visiteurs. Je ne leur ai pas demandé d’avoir un certain bilan en matière de respect des droits de l’homme, de processus démocratique ou de cumul de mandats. Ce projet ne consiste pas à récompenser des comportements. Je suis à la fois neutre et passionné : passionné par le pouvoir et par les façons dont il peut être séduisant et étendu […] Ce qui avant tout m’intéressait ce sont les contours du pouvoir, à quoi ça ressemble, et comment le corps assume la grâce que confère une telle stature. C’est ça qui est fascinant. Le dédale du pouvoir est le labyrinthe que je traverse en tant qu’artiste et dans lequel les modèles s’aventurent ; je réagis ainsi à la façon dont ils veulent être perçus ».
Une fois encore, l’artiste teste l’esprit du visiteur. Pour voir s’il lui est possible de se défaire des représentations qu’il a, en lui, de l’Afrique. Un principe en forme de question : a-t-on affaire à des hagiographies ou à des caricatures ? Par leur aspect flatteur et plastiquement très séduisant, ces représentations peuvent être interprétées de diverses façons, et c’est bien l’un des intérêts de cette exposition qui n’a pas manqué de questionner ses visiteurs. Pour Emmanuel Kasarhérou, président du musée du quai Branly-Jacques Chirac, ces portraits « un peu grotesques […] grandiloquent[e]s, et donc, ambigu[s] reflètent une vision américaine de ces pouvoirs [qui] divisera sans doute, mettra certains mal à l’aise… [mais] fera [inévitablement] réfléchir »… conformément, une fois de plus, à la volonté de l’ « enfant terrible des arts américains » qui semble prendre un malin plaisir à déjouer tous les codes et s’imposer là où on ne l’attend pas, comme en atteste ce message délivré en début de parcours : « Je ne souhaite pas créer un art qui soit politiquement correct. Ce que je souhaite créer, c’est quelque chose qui est peut-être un peu dangereux, un peu inconfortable ».
Dialogue Entre Siècles Et Continents
Si Wiley utilise le même processus depuis des années – celui d’opérer un dialogue entre l’art classique européen et le présent pour y substituer les hommes noirs d’aujourd’hui aux hommes blancs d’autrefois –, il n’a pas pour habitude d’utiliser des modèles connus. Exception faite de Michael Jackson (« Parce que c’était Michael Jackson », concède-t-il), quelques rappeurs américains et footballeurs africains (Puma lui a notamment commandé quatre portraits de footballeurs pour la Coupe du monde qui s’est tenue en Afrique du Sud en 2010), et surtout Barack Obama, Wiley n’utilise d’habitude que des modèles anonymes.
C’est en 2018 que la carrière de l’artiste prend un tournant décisif. Barack Obama, qui vient d’achever ses deux mandats présidentiels, choisit en octobre 2017 Wiley pour son portrait officiel destiné à la National Portrait Gallery de Washington, qui accueille les représentations d’illustres Américains. On peut y voir le premier président noir assis sur une chaise flottante sur un feuillage de chrysanthèmes. À ses pieds, deux blue african lilies, en référence à ses origines kenyanes, par son père. Obama et Wiley, bien que partageant des liens directs avec l’Afrique, ne sont pas de purs descendants d’esclaves : le père de Wiley est nigérian, tandis que sa mère est afro-américaine. Ironie de l’histoire : Wiley, alors qu’il cherche à renouer avec ses origines en entamant en Afrique un travail de réflexion sur le pouvoir et sa représentation, se trouve rappelé sur sa terre d’accueil par l’homme d’origine africaine qui a campé la plus puissante fonction mondiale possible.
Si dans leur foisonnement luxuriant et baroque, les 11 toiles exposées actuellement au musée du Quai Branly contrastent grandement avec le parti pris esthétique du portrait de Barack Obama, rappelons que contrairement à ce dernier, ils ne sont pas le fruit d’une commande officielle, mais la libre expression d’un artiste majeur du XXIe siècle qui contribue à rendre à l’homme noir la place que les artistes du précédent millénaire lui ont constamment déniée. Celle d’hommes de pouvoir.
Voir l’interview de l’artiste Kehinde Wiley sur Arte.tv :