Le musée Barbier-Mueller, installé au cœur de la vieille ville de Genève, accueille du 9 novembre 2022 au 3 septembre 2023 l’exposition “Pensées invisibles ”, imaginée par Zoé Ouvrier et Arik Levy. Au-delà de l’événement, cette manifestation sensible relie deux mondes — l’apparent et le caché ; deux espaces — l’Afrique et l’Europe, et deux temps : le passé et le présent.
Par Jacques Leroueil
Nos ensembles poétiques établissent une connexion entre les œuvres. Certaines, simples et faciles à saisir, partent d’une correspondance visuelle de formes, de motifs, de matériaux ou parfois de textures. D’autres relèvent davantage de l’instinct et n’apparaissent pas à première vue. Nous nous sommes intéressés à l’espace entre nous et les objets de la collection du musée. Cet espace est intime et personnel, à notre image, en tant que couple d’artistes. Nos compositions s’apparentent à de la poésie. Elles agissent comme une convention non conventionnelle.
Créer un pont entre le passé et le futur, entre les artefacts africains et notre travail, voilà ce qui nous anime. Autrefois, les gens voyageaient et revenaient avec des impressions, mais aussi des objets de cérémonie, des décorations, des ustensiles. Pour nous, artistes, c’est un peu la même chose. Nous transportons un sentiment. Nous sommes des moteurs d’évasion vers un ailleurs. Par exemple, l’une des sculptures les plus importantes de cette exposition a été réalisée au Gabon, en partenariat avec la société gabonaise Akiba. Spécialisée dans le design mobilier, elle a pour matières premières le bois et les talents locaux hauts de gamme. Pour nous, c’est comme fermer un cercle du passé et ouvrir le cercle de l’avenir.
Par ailleurs, nous créons, avec nos bougies parfumées, une expérience de lieu. Un élément fondamental et une composante indissociable de l’exposition. Finalement, ce processus de création nous a ramenés à la forêt, aux rites, et au feu, source de toutes les métaphores. En utilisant l’étrange structure moléculaire de l’okoumé et l’odeur du feu de bois que dégagent les bougies, nous construisons un lieu sacré. Les visiteurs peuvent emporter une bougie chez eux et reconstituer cette ambiance intemporelle.
Zoé Ouvrier
Depuis toujours, je me sens naturellement proche de l’Afrique. Lors de ses voyages, mon père me rapportait des senteurs et des couleurs. Son empreinte est restée. N’ayant jamais vécu en Afrique, c’est mon inconscient qui parle. Comme si j’avais le même langage, celui du rapport direct au ressenti.
Sans comparer, c’est un peu à l’image de l’art premier. Mon travail dépend de ce que je suis, de mes ressentis, et je l’exécute sans trop intellectualiser. J’aime ce rapport profond, parfois mystique à la matière. Le matériau brut me parle davantage.
” L’art africain ne se veut pas un savoir-faire technique ou une copie du réel… Il est le bourgeonnement d’une expression simple qui vient des tripes ”
L’art africain ne se veut pas un savoir-faire technique ou une copie du réel… Il est le bourgeonnement d’une expression simple qui vient des tripes. Je fais entrevoir, aussi, avec mes gouges (outils de sculpture, NDLR), le monde microscopique des cellules. Je cisaille des formes en leur donnant une trajectoire effervescente pour rendre la surface vivante. Pour que le visiteur n’oublie pas que nous sommes constitués des mêmes atomes que le monde végétal et animal, de cette même matrice, symbole de l’harmonie du monde. Comme une allégorie du vivant.
Arik Levy
Je m’intéresse depuis longtemps aux arts africain et océanien. En tant qu’artiste, et plus précisément sculpteur, les artefacts tribaux, les objets cérémoniels, les minéraux, les masques, me fascinent. Tous dégagent un pouvoir et une énergie, transmis par la magie de l’imagination et de la symbolique. J’ai voulu voir ces objets se refléter dans mes sculptures. Je perçois mes créations comme des totems de la vie contemporaine, des « déplaceurs » de gravité.
“À travers mon travail, j’ai essayé de traduire cette idée de transmission : transmission entre plusieurs temporalités, plusieurs modalités et plusieurs espaces”
Pour préparer cette exposition, j’ai sélectionné plusieurs de mes créations ayant une forte connexion avec le contenu du musée. J’ai aussi travaillé sur la métamorphose. J’ai choisi cinq pièces dans la collection du musée, créées à l’origine pour la protection physique ou spirituelle. Elles ont toutes été fabriquées à partir de matériaux organiques, et disposent de ce fait d’une durée de vie éphémère. J’ai fait appel à des professionnels de la numérisation 3D pour scanner et numériser ces objets et les transformer en objets numériques, intangibles. J’ai ensuite récupéré ces fichiers 3D et les ai travaillés, intervenant dans leur « but » et captant leur énergie, j’ai sculpté et élaboré des pièces en bronze reflétant mes propres préoccupations. Dans leur nouvelle physicalité d’alliage métallique, ces objets de culte voués à une disparition certaine — mangés par des termites ou brûlés, retrouvent une seconde vie. À travers mon travail, j’ai essayé de traduire cette idée de transmission : transmission entre plusieurs temporalités, plusieurs modalités et plusieurs espaces.