Le 6 décembre 2022, la Maison CHANEL présentait son premier défilé sur le continent africain : la collection “Métiers d’Art 2022/23”. Un évènement savamment orchestré par sa directrice artistique Virginie Viard, dans la poésie d’un dialogue interculturel où la célébration des talents et savoir-faire d’exception furent les maîtres-mots. Bruno Pavlovsky, président des activités Mode de CHANEL et de CHANEL SAS, nous partage l’essence de ce moment “suspendu” dans le temps, reflet d’une écriture intemporelle qui se veut ici ancrée dans l’échange et la transmission, au Sénégal et au-delà.
Par Anna Djigo-Koffi
Les métiers de l’artisanat et la préservation des savoir-faire français ont toujours été valorisés par la Maison CHANEL. Parlez-nous de ce signe distinctif de la Maison qui aura donné naissance au « 19M » — ce lieu qui abrite les ateliers des onze Maisons d’Art qui vous accompagnent — et à cet évènement annuel qui les met en lumière : le défilé « Métiers d’Art ».
Bruno Pavlovsky : Il faut replonger dans l’histoire de Mademoiselle Chanel pour bien comprendre cette relation forte de CHANEL avec ces métiers que l’on appelle aujourd’hui les « métiers d’art ». Mademoiselle Chanel s’est toujours entourée des meilleurs artisans et aussi des meilleurs artistes, intellectuels, politiciens, etc. Cette posture, elle n’a fait que se développer dans le temps, et Karl Lagerfeld se l’est réappropriée. Il y a donc toujours eu cette tradition forte d’être entourée des meilleurs ateliers de Paris qui était liée, au départ, à ce savoir-faire autour de la Haute Couture. Ce qu’il faut noter, c’est que tous ces métiers d’art n’ont pas toujours bien vécu les différentes crises économiques. Aussi, quand le sujet de transmission de génération s’est posé, en premier lieu, avec la Maison de broderie de François Lesage, il y a eu, avec Karl, cette espèce de « gentlemen’s agreement » qui s’est formalisé, dans l’idée d’accompagner leur développement. Aujourd’hui, les onze maisons qui se sont installées au 19M travaillent avec une quarantaine de marques dont la Maison CHANEL. C’est aujourd’hui un écosystème qui est beaucoup plus important, avec beaucoup plus de métiers. Et l’idée pour nous, pour Virginie Viard, de continuer à mettre en avant ces savoir-faire exceptionnels, est très importante. Sur cette collection que l’on a présentée à Dakar, on peut voir énormément de détails, énormément de finitions qui représentent justement ces savoir-faire spécifiques.
En parlant de Dakar… Qu’est-ce qui a motivé le choix du Sénégal et du site de l’ancien Palais de Justice pour ce premier défilé de la Maison CHANEL sur le continent africain ?
B.P : L’idée de vouloir faire quelque chose en Afrique existe depuis maintenant plusieurs années. Tous nos projets ont été très perturbés par la Covid, néanmoins, pendant cette période, nous avons continué à mener cette réflexion et à rencontrer — Virginie la première — des amis de la Maison qui ont une attache particulière à plusieurs pays d’Afrique, dont le Sénégal. De fil en aiguille, notre approche — et le fait d’avoir eu des connexions dans le cadre de la Biennale de Dakar, notamment — nous a amenés à nous diriger vers Dakar qui est un hub de création aujourd’hui important, parmi d’autres, bien sûr, sur le continent. Le second point important a été l’opportunité que l’on a eue de pouvoir visiter l’ancien Palais de Justice. La découverte de ce bâtiment a été une espèce de coup de foudre : cette Salle des Pas perdus, ce qu’elle représente, son histoire… C’est un lieu dans lequel les équipes ont tout de suite senti que l’on pourrait faire quelque chose de très différent, d’unique. L’histoire a commencé comme ça.
L’idée de vouloir faire quelque chose en Afrique existe depuis maintenant plusieurs années.
La notion d’échange semble avoir été le conducteur de cette effervescence créative autour du défilé et au-delà. De la collaboration avec Adama Ndiaye pour l’organisation de l’évènement, aux photographies de Malick Bodian, à la performance imaginée par Dimitri Chamblas avec l’École des Sables de Germaine Acogny, en passant par le documentaire de Ladj Ly avec l’école de cinéma Kourtjamé (Dakar et Montfermeil) et la collection elle-même – fondamentalement CHANEL, mais un avec un subtil écho au lieu… Quelle était votre intention dans cette démarche qui s’est voulue dialogue ?
B.P : C’était intentionnel, mais c’est aussi, je crois, ce qui fait la force de la création. La force de la création aujourd’hui, c’est une multidisciplinarité. Et c’est vrai que pour aller à Dakar avec une collection CHANEL, il fallait que l’on arrive — et c’était l’objet — à accrocher cela à la scène locale. Et cela s’est fait à travers justement les contributions de tous ces artistes qui, de la même façon que nous sommes venus avec nos codes de CHANEL, sont venus avec leurs codes à eux, leurs expériences, leurs créations, leurs envies. Le résultat a bien fonctionné. Donc oui, on a su créer des conditions pour que ce dialogue existe. Et on l’a fait avec peut être encore plus d’intérêt, d’attention et d’envie que ça marche, qu’il y a un mois, quand on était à Miami ou ailleurs, parce que pour nous c’était la première fois en Afrique et que l’on voulait que ce dialogue soit réussi et que ce soit une envie commune, sur la base d’un véritable échange.
Au-delà du défilé, cette démarche de la Maison CHANEL au Sénégal s’inscrit dans une action qui se veut pérenne, durable, cela, notamment à travers la Galerie du 19M qui s’installe à l’IFAN, au Musée Théodore-Monod. Parlez-nous-en…
B.P : C’est une autre façon, après la collection, d’aller un peu plus loin dans cette connexion qui s’écrit avec Dakar. Dans le cadre de la préparation de cet évènement, il y a en effet eu des échanges, des rencontres, avec un certain nombre d’intellectuels, notamment Malik Ndiaye, le curateur du musée Théodore-Monod, qui nous a ouvert son histoire et ses archives, et à travers qui nous avons appris beaucoup sur Dakar. Et quand on a vu le poids de ces activités autour de l’artisanat à Dakar, on s’est dit qu’au-delà du défilé — qui est un moment réservé sur invitation — on voulait aller vers cette jeunesse. En imaginant ce projet d’exposition en collaboration avec l’IFAN — une série d’une vingtaine d’installations qui sont un dialogue entre des artistes sénégalais, africains et nos savoir-faire autour des métiers de la broderie et du tissage — nous avons réalisé qu’il y avait un autre niveau auquel on pouvait aller qui correspond exactement à l’un de nos objectifs au 19M et à la Galerie du 19M : la mise en avant de savoir-faire exceptionnels, et la volonté de donner envie à des jeunes de s’engager dans ces métiers. Pour moi, en un mot, c’est notre façon d’illustrer la transmission de savoir-faire à une autre génération. L’inauguration de l’exposition « Sur le fil » est prévue pour le 12 janvier. L’idée, c’est qu’elle soit d’abord présentée à Dakar pendant deux mois et demi et ensuite qu’elle vienne pendant trois mois à Paris, dans la Galerie du 19M là où se situent les ateliers, pour justement créer et continuer à animer une connexion avec les ateliers, avec ces savoir-faire.
La singularité de votre parcours vous donne de lire cette industrie de la mode à travers un prisme alliant savamment la créativité et l’art du « business management ». Après plus de trente ans au cœur de la Maison CHANEL, comment percevez-vous la valeur et le potentiel économique des industries créatives et celle de la mode plus spécifiquement ?
B.P : Vous savez, la raison pour laquelle on s’est penché sur tous ces sujets, qu’on les développe et qu’on les accompagne, c’est parce que c’est quelque part une question de survie par rapport à la création. Aujourd’hui, et c’est vrai partout, les jeunes ont plus envie de faire de la tech ou du sport. Et j’exagère à peine. Ils ne s’imaginent pas que l’on puisse avoir d’autres vies entre les deux, d’autres parcours qui leur permettent de se développer, mais aussi d’exprimer leur sensibilité. C’est un peu la quête que l’on s’est donnée, chez CHANEL. Nous avons commencé en France évidemment, dans nos ateliers — et progressivement, nous souhaitons l’amener aussi dans d’autres pays. Et donc pour nous, notre « vocation », quand je parle de transmission, c’est de montrer que tout cela est possible. CHANEL ne va pas tout régler, c’est évident. Mais compte tenu du poids, de la visibilité, et de l’influence de la marque, cela montre que ces métiers peuvent devenir des métiers d’avenir avec une valeur économique.
Que souhaitez-vous que soit l’héritage créatif de CHANEL au Sénégal ?
B.P : Aujourd’hui, nous avons, je pense, créé un dialogue intéressant. On va évidemment continuer à travailler sur les partenariats qui ont été noués, sur lesquels on communiquera au moment de l’ouverture du 19M à Dakar. On continuera aussi bien sûr tout le travail que l’on a engagé sur la filière coton au Sénégal, qui est quelque chose d’important, et sur la filière de circularité. Ces trois valeurs — que ce soit la transmission, les matières premières et la circularité — sont trois priorités ici chez CHANEL. Et ce sont des valeurs fondamentales. Je pense que l’on va pouvoir apprendre progressivement. Il faudra que l’on dresse un bilan dans un ou deux ans pour voir ce qui aura perduré et ce qu’on aura appris. Je ne peux pas en dire plus pour l’instant, mais nous ne sommes pas à Dakar pour quinze jours, c’est certain.