En mars 2023, Chanel révélait, avec Whitney Peak, le nouveau visage de son parfum Coco Mademoiselle, faisant de la jeune actrice la première égérie noire de la mythique fragrance. Avec ce choix historique, la marque a franchi un pas dans la longue conquête des mannequins noirs au sein de l’industrie de la mode. L’avenir dira s’il s’agit là d’un effet de mode ou d’un mouvement réellement pérenne.
Par Ricardo VITA
« Avec ce choix, la maison Chanel a franchi un pas de géant dans un secteur – le luxe – très en retard sur le sujet de l’acceptation et de la normalisation des beautés non blanches »
À 20 ans, Whitney Peak s’affiche déjà comme une étoile montante du cinéma et de la télévision. Première égérie noire de Chanel, la célèbre maison de mode et de luxe française, elle jouit d’un statut dont elle semble la première surprise. Plus jeune, a-t-elle ainsi déclaré dans la presse, jamais elle n’aurait pu imaginer vivre un jour une telle consécration. Pourtant, c’est cette jeune femme née en Ouganda en 2003 qui a été choisie, en mars dernier, pour être le nouveau visage du parfum Coco Mademoiselle.
Avec ce choix, la maison Chanel a franchi un pas de géant dans un secteur – le luxe – très en retard sur le sujet de l’acceptation et de la normalisation des beautés non blanches. Il aura fallu du temps, en effet, avant que les marques de luxe n’acceptent d’associer leur nom à des visages noirs. Yves Saint Laurent et Paco Rabanne, qui furent les pionniers, ont dû imposer leurs choix, y compris auprès des médias. En 1966, une rédactrice en chef de Vogue France fut d’ailleurs remerciée pour avoir voulu mettre une femme noire en Une du magazine. Un an plus tard, en août 1967, l’Afro-Américaine Naomi Sims brisait ce tabou en apparaissant en couverture de Fashions of The Times, supplément mode du New York Times Magazine. Le top model fera ensuite la couverture du magazine LIFE, le 17 octobre 1969.
Jusque-là, des subterfuges étaient utilisés pour évoquer de tels visages. Ainsi, si l’Américaine Donyale Luna fit la couverture de Harper’s Bazaar en 1965, elle y était toutefois représentée par un dessin rendant son identité raciale confuse. En mars 1966, elle sera le premier mannequin noir à poser sur la couverture du British Vogue, mais là encore avec une pointe d’ambiguïté, puisque ses lèvres et son nez sont cachés par une main. De fait, il faudra attendre 1987, soit 21 ans plus tard, pour revoir un visage noir en couverture de ce grand magazine : ce sera celui de la sublime Naomi Campbell.
L’effet Black Lives Matter
« Libérant la parole sur le racisme, le mouvement Black Lives Matter a créé une dynamique : tout le monde s’est senti interpellé sur la discrimination envers les Noirs et sur leur place dans la société »
Outre les Unes des magazines, les défilés de mode illustrent eux aussi la longue conquête des mannequins noirs dans cette industrie : jusqu’à récemment, la touche diversité, sur les podiums, consistait à n’avoir qu’un seul mannequin noir par défilé. Cette conquête a pris une nouvelle tournure avec le mouvement militant Black Lives Matter (BLM) – en français « les vies noires comptent » ou « la vie des Noirs compte » –, qui lui-même a succédé à « l’effet Michelle Obama », dont la presse et les marques s’étaient emparées dès 2008. En 2013, année où apparaît aux États-Unis le mouvement de défense des droits civiques, Whitney Peak avait 10 ans. Un an plus tôt, elle avait quitté l’Ouganda avec sa famille, pour s’installer au Canada. Les militants de BLM entendent lutter contre le racisme systémique dont souffrent les Noirs. Pointant les violences policières et les inégalités raciales dans le système judiciaire, leur mouvement prend de l’ampleur après l’assassinat de Trayvon Martin, tué par un gardien de quartier le 26 février 2012 en Floride, puis le meurtre révoltant de George Floyd, tué par des policiers le 25 mai 2020 au Minnesota. Le monde entier a été témoin de ce meurtre grâce à une vidéo publiée sur les réseaux sociaux qui déclencha une vague d’indignation. Libérant la parole sur le racisme, BLM a créé une dynamique : tout le monde s’est senti interpellé sur la discrimination envers les Noirs et sur leur place dans la société.
Quelques années plus tôt, la cérémonie des Oscars, à Hollywood, avait déjà été l’occasion de critiques non voilées sur le manque de diversité au sein de l’industrie du cinéma. Relayées sur les réseaux sociaux, ces revendications ne pouvaient épargner la presse et les marques de luxe. Cette pression a généré une prise de conscience et, au-delà, une réflexion en profondeur chez ces professionnels. En phase avec l’air du temps, des postes de « responsable diversité » ont ainsi vu le jour dans les entreprises, afin de garantir la diversité et l’inclusion.
Alicia Keys, Lupita Nyong’o, Edward Enninful
C’est dans ce contexte, et peu avant l’affaire George Floyd, que la chanteuse américaine Alicia Keys est devenue, en septembre 2014, l’image du parfum Givenchy. Deux mois plus tard, la Kenyane Lupita Nyong’o deviendra celle de Lancôme, après avoir remporté un Oscar la même année. Un peu plus tôt, elle avait été couronnée « plus belle femme du monde » par le magazine américain People. Quant à la chanteuse barbadienne Rihanna, elle sera choisie en 2015 pour devenir l’égérie de la maison Dior.
Tout naturellement, ce vent de renouveau a également touché la presse. Pour preuve, l’arrivée du Britannique d’origine ghanéenne Edward Enninful à la tête du British Vogue, en 2017. L’éditeur, défenseur de longue date pour plus de diversité, a mis une vingtaine de Noirs en couverture du magazine en l’espace de six ans [il a quitté ce poste en juin 2023] et a même dédié la Une de février 2022 à neuf mannequins noirs à la peau très foncée.
Chanel : une audace à saluer
« En misant sur Whitney Peak – un espoir à suivre –, Chanel innove fondamentalement et démontre une audace à saluer »
Simple stratégie marketing ou réel changement culturel ? Une chose de sûre : les mannequins noirs sont désormais omniprésents sur les podiums et dans les principales publications de mode. Cependant, rares sont les marques de luxe qui misent sur une célébrité en devenir, comme Chanel vient de le faire avec Whitney Peak. Généralement, elles choisissent en effet leurs égéries au sommet de leurs carrières, car celles-ci représentent des marchés plus vastes. En février 2023, Lancôme avait choisi Aya Nakamura, l’artiste francophone la plus écoutée au monde. Et c’est sans doute aussi pour sa notoriété que la marque de luxe appartenant à L’Oréal, groupe pionnier en matière de diversité, avait choisi l’Afro-Américaine Zendaya, en 2019. D’autres exemples peuvent être cités : en 2007, la superstar de la chanson Beyoncé était choisie pour représenter le parfum Emporio Armani Diamonds, tandis que le top model éthiopien Liya Kebede devint en 2003 la première égérie noire d’Estée Lauder.
En misant sur Whitney Peak – un espoir à suivre –, Chanel innove fondamentalement et démontre une audace à saluer. Whitney Peak a débuté sa carrière en 2017 dans le film Molly’s Game, joué dans les séries Les nouvelles aventures de Sabrina (Netflix, 2019) et Home Before Dark (Apple TV, 2020), ainsi que dans le film fantastique Helvellyn Edge (2022). En 2021, elle a décroché l’un des rôles principaux dans le reboot de la série Gossip Girl avant de devenir, en mars, l’ambassadrice de Chanel pour le marché américain, quelques mois avant la sortie de la série. En 2022, elle a joué le rôle principal dans le film Hocus Pocus 2 et s’est affichée comme l’un des visages de la campagne du sac 22 de la marque (aux côtés de Lily-Rose Depp et Margaret Qualley).
Choix d’ancrage dans l’ouverture
« Simple stratégie marketing ou réel changement culturel ? Une chose de sûre : les mannequins noirs sont désormais omniprésents sur les podiums et dans les principales publications de mode »
Par ce choix d’une jeune actrice, qui n’est même pas une nepo baby [enfant d’une célébrité, NDLR], pour être le visage mondial du parfum Coco Mademoiselle, la maison Chanel prouve qu’elle est visionnaire et que depuis son défilé de Dakar, elle est résolument entrée dans l’air du temps. Avant elle, le mannequin Kate Moss et l’actrice Keira Knightley avaient également représenté ce parfum, elles qui étaient déjà, à l’échelle mondiale, des icônes et des idoles d’un public jeune. Avec Whitney Peak, choix d’ancrage dans l’ouverture, la maison montre qu’elle souhaite défendre sa part sur ce marché en continuant à s’adresser à un public jeune et diversifié. L’aura et la beauté surréelle de la jeune femme s’associent parfaitement au parfum qu’elle représente, qualifié de « composition captivante, tout simplement difficile à décrire ».
Élégance, simplicité, audace, authenticité : Whitney Peak incarne l’essence des valeurs de la maison Chanel, qui compte bien étendre et pérenniser son héritage.
Pour commander la version papier du magazine (9,90€), cliquez ICI
Pour télécharger la version digitale du magazine (5,00€), cliquez ICI