Encore plus impérative depuis la pandémie du Covid, la digitalisation des services bancaires sur le continent devrait durablement changer la donne du secteur. Reste pour les banques à négocier ce virage et à ne pas se laisser distancer par la concurrence venue des télécoms et de la fintech.
Par Michée Dare et Léopold Muta
Initiée bien avant la pandémie, la digitalisation de la relation bancaire a connu un vif coup d’accélérateur au cours des deux dernières années sur le continent. Et pour cause, la mise en place des confinements et des règles de distanciation sociale a imposé du jour au lendemain la « condamnation » (temporaire) des agences physiques- jusque-là maillons essentiels des opérations bancaires – au profit des solutions numériques. Réactif, le sud-africain Nedbank, qui devait initialement achever de déployer ses solutions numériques en 2022, a bousculé son calendrier pour digitaliser tous ses services dès fin 2020 tandis qu’à l’autre bout du continent, le groupe marocain Attijariwafa adoptait dès les débuts de la crise sanitaire un dispositif de chatbot (robot logiciel pouvant dialoguer avec un consommateur) capable de dialoguer et de répondre aux questions de ses clients.
Idem pour Ecobank, la première banque africaine par l’étendue de son réseau (présence dans 35 pays), qui a vu les engagements sur ses diverses plateformes numériques augmentaient de 56% dans la foulée des premiers confinements imposés, en mars 2020. Un renforcement du segment digital que corrobore l’étude « Africa Consumer Sentiment Survey in 2020 » du cabinet McKinsey : les analystes de la firme américaine estiment à 40 % la proportion de consommateurs africains s’attendant à augmenter leur utilisation des services numériques bancaires- même après la pandémie- tandis que 30 % escomptent réduire leurs visites dans les agences bancaires.
Renforcer l’inclusion financière
Mieux, en généralisant les formules de banque digitale, qui permettent d’effectuer la quasi-totalité des opérations bancaires quotidiennes (consultation de solde, gestion des transactions courantes de débit/crédit…) de façon dématérialisée et autonome, via les terminaux digitaux (PC, smartphones, tablettes…) les établissements financiers africains sont aujourd’hui en capacité de renforcer significativement l’inclusion financière des populations du continent, offrant à celles-ci des prestations qui leur étaient jusque-là inconnues. Une logique inclusive qui au final, devrait se traduire par « l’augmentation des dépôts que les banques peuvent prêter aux particuliers et aux entreprises », ce qui permettra notamment aux secondes « d’obtenir plus facilement le financement nécessaire au développement de leurs capacités », pronostiquent les équipes de la Commission économique pour l’Afrique des Nations Unies (UNECA) dans leur rapport intitulé « Financements innovants pour le développement des entreprises en Afrique ».
Au niveau du financement par exemple- rôle par excellence du banquier- le processus d’octroi de crédits aux TPE-PME en Afrique subsaharienne- qui prend en moyenne entre trois semaines et trois mois selon les pays- peut dès aujourd’hui être optimisé grâce à des solutions digitales d’automatisation des systèmes de notation de crédit telles que celles développées au Kenya, au Nigeria et en Afrique du Sud par des firmes comme TurnKey Lender ou CredoLab. Le tout « en [réduisant] les coûts de gestion des banques », rappellent Jean Michel Huet et Férid Chakroun du cabinet de conseil BearingPoint.
Fortes disparités
Il n’empêche, en matière de digitalisation bancaire, il existe encore de fortes disparités, d’une région à l’autre du continent. Parlant de la zone UEMOA, Paul Derreumaux, président d’honneur du groupe Bank Of Africa, a rappelé récemment que « les banques de cette région ont encore souvent des retards à rattraper, notamment par rapport à leurs consœurs d’Afrique du Nord ». Au Maroc par exemple, les banques commerciales, fortement soutenues par Bank Al Maghrib- la banque centrale nationale- ont très vite digitalisé leurs offres, des services tels que les ouvertures de compte en ligne connaissant précocement un franc succès. Résultat, les grands groupes bancaires marocains, tels que BMCE et Attijariwafa, ont aujourd’hui des seuils d’autonomisation numérique de leur clientèle supérieurs à 70% en moyenne. En Afrique de l’Est également, les banques ont prestement pris le train en marche de la numérisation, le rapport PwC « East Africa Banking Survey 2021 » rappelant par exemple que 67% des transactions bancaires effectuées au Kenya ont été réalisées via les terminaux mobiles, en 2021, contre 55% avant le début de la crise.
À l’inverse, les établissements financiers ouest-africains accusent en comparaison un retard au niveau de la diffusion de leurs offre digitale. Une donne que d’aucuns expliquent par le manque d’implication du régulateur, la banque centrale des États de l’Afrique de l’Ouest (BCEAO), qui est de fait pointée du doigt par nombre de dirigeants financiers. Jean Kakou Diagou, président du groupe NSIA, regrette notamment que «la BCEAO [n’ait] rien fait pour soutenir le secteur bancaire » dans ses efforts de digitalisation. Idem dans la zone CEMAC, où la digitalisation des services bancaires est encore en deçà de celle de la zone UEMOA : seules 89,3% des banques de la zone avaient un site internet en 2020 tandis que 48,2% de ces établissements disposaient d’une application mobile, affichant un taux de souscription en ligne moyen de 14%, selon une étude réalisée par le cabinet FinAfrique.
Des opérateurs télécoms et fintech en embuscade
Au final, la différence constatée dans les vitesses de diffusion des offres bancaires digitales rappelle que les établissements du continent n’ont, historiquement, pas été les opérateurs les plus agiles pour déployer ces solutions. Ce ne sont pas les banques mais bel et bien les opérateurs de téléphonie mobile (OTM) qui ont été les pionniers de la digitalisation des services financiers en Afrique, avec des plateformes telles que M-Pesa au Kenya, gérée par l’opérateur Vodafone. Résultat, on compte sur le continent près de 350 millions de comptes de mobile money enregistrés auprès des OTM contre 120 millions de comptes bancaires. Et comme si cela ne suffisait pas, de nouveaux acteurs innovants- les fintech- s’imposent progressivement sur le marché des services financiers digitalisés, grâce notamment à des offres innovantes de transfert d’argent, de paiement mobile mais aussi, de plus en plus, des solutions de crédit et d’épargne. Le cœur de métier historique des banques qui, plus que jamais, doivent intégrer la transformation numérique au cœur de leurs business models.
Yup, l’aventure digitale ratée de la Société générale
Les efforts de digitalisation des banques sur le continent africain ne sont pas toujours un conte de fées comme l’illustre le récent arrêt de Yup, la solution mobile du groupe français Société générale. Annoncée le 1er mars, la cessation de l’application financière, jusque-là déployée dans six pays (Burkina Faso, Cameroun, Côte d’Ivoire, Guinée, Madagascar et Sénégal), a été actée dans la mesure où « le service n’a pas réussi à créer un modèle viable et [que] les perspectives de marché ne [permettaient] pas d’envisager son maintien », a justifié Nicolas Pichou, le DG de la filiale camerounaise, dans une note interne. Le groupe bancaire français avait pourtant dépassé les objectifs fixés en termes de nombre d’utilisateurs : 2,1 millions de clients fin 2020, soit plus du double de l’ambition initiale de 1 million d’abonnés escomptés à cette date, selon le rapport 2021 du groupe bancaire français. Yup devait permettre à l’établissement bancaire de glaner des parts de marché dans l’industrie florissante du mobile money en Afrique, mais ce recul semble confirmer l’emprise des opérateurs télécoms sur cette niche et la difficulté pour les banques traditionnelles de soutenir leur concurrence.
Crédit-photo : ©Joshua Woroniecki