L’Ivoirien Éric Kacou est le cofondateur d’Entrepreneurial Solutions Partners (ESP), cabinet de conseil qui repense l’approche traditionnelle du capital en combinant soutien financier robuste et mentorat. Alors que le premier semestre 2024 affiche les plus faibles performances de ces quatre dernières années avec 780 millions de dollars levés par les startups africaines(1), il nous livre son avis sur la nécessité de repenser le concept de « capital », ainsi que son utilité.
Propos recueillis par Goudet Abalé
Forbes Afrique : Selon diverses sources, y compris le Centre du commerce international, les petites et moyennes entreprises (PME) représentent plus de 90 % du tissu économique africain et emploient près de 60 % de la population active, avec une forte proportion de femmes et de jeunes. Cependant, cette année, elles rencontrent de plus en plus de difficultés à accéder au financement. Comment peut-on remédier à cette situation ?
Éric Kacou : La baisse des financements est incontestablement préoccupante, mais elle révèle également la nécessité d’une approche plus sophistiquée que le simple apport de capitaux. Au-delà des chiffres, il est crucial d’offrir aux entrepreneurs africains les outils pour réussir de manière durable. Cela passe par ce que j’appelle le « capital intelligent »TM, qui ne se limite pas à fournir des fonds pour le développement ou la création d’entreprises, mais inclut également l’accès à un écosystème favorable à leur évolution. En d’autres termes, il faut créer un environnement propice où les entrepreneurs peuvent non seulement survivre mais aussi prospérer. Pour ce faire, il est essentiel d’adopter une vision large, car la durabilité englobe la rentabilité, la croissance, la législation et le climat économique.
Quelle est la valeur ajoutée du concept de « capital intelligent »TM par rapport à la notion initiale ? Ce dont vous parlez n’en fait-il pas déjà partie intégrante ?
E.K. : La compréhension traditionnelle du capital, notamment en Afrique, est souvent limitée. Ce que nous soulignons, c’est l’importance d’utiliser ce capital de manière pertinente, éclairée et stratégique. Il s’agit de définir une vision claire et d’élaborer une feuille de route précise pour la croissance, avec des besoins bien identifiés. Or, ce processus est souvent difficile à mener seul pour un entrepreneur. C’est pourquoi notre approche intègre une dimension importante d’assistance technique. Nous offrons des formations en gestion financière, en planification stratégique et en gestion des risques. Notre objectif est de renforcer les compétences des entrepreneurs pour qu’ils puissent non seulement gérer efficacement le financement reçu, mais aussi piloter leur croissance de manière durable et autonome.
« Il s’agit de définir une vision claire et d’élaborer une feuille de route précise pour la croissance, avec des besoins bien identifiés »
Comment accompagnez-vous ces jeunes pousses ? Suivez-vous une méthodologie particulière ? Si oui, laquelle ?
E.K. : ESP a accompagné environ 800 entreprises dans des programmes de plus de trois mois et 7 500 jeunes porteurs de projets dans 23 pays à travers le continent. Tous ont bénéficié de notre méthode « SCALE » (« passage à l’échelle » en français, NDLR).
« Select » : nous nous assurons que les acteurs avec lesquels nous collaborons ont les compétences et les ressources nécessaires.
« Commit » : nous clarifions les attentes des deux côtés et accordons une attention renforcée aux entrepreneurs, en veillant à un engagement réciproque.
« Address challenges » : nous identifions les défis rencontrés, établissons un diagnostic, et définissons des jalons clairs pour atteindre les objectifs de croissance.
« Learn & Enhance » : nous apprenons aux côtés des entrepreneurs, maintenons une boucle de rétroaction courte pour itérer et améliorer à chaque étape.
Nous appliquons également notre concept de « fork leadership » (« leadership itératif » en français, NDLR), où nous ne mettons en œuvre que ce qui a été testé et prouvé de manière fonctionnelle.
« ESP a accompagné environ 800 entreprises dans des programmes de plus de trois mois et 7500 jeunes porteurs de projets dans 23 pays à travers le continent »
Quel exemple concret de réussite pouvez-vous nous donner ?
E. K. : Une période particulièrement difficile dans l’histoire récente a été la crise économique causée par la pandémie de Covid-19. Durant cette période, nous avons eu l’honneur d’accompagner un certain nombre d’entrepreneurs rwandais dans le secteur du tourisme, notamment grâce à un partenariat avec la Fondation Mastercard. Ce partenariat nous a permis de réaliser trois actions clés. En premier, nous avons sélectionné des entrepreneurs en nous basant sur des critères tels que leur capacité à créer des emplois, leurs effets catalytiques sur le secteur du tourisme au Rwanda, et leur potentiel à inspirer d’autres acteurs. Ensuite, nous avons fourni un soutien continu allant au-delà du financement. Nous les avons aidés à développer leurs compétences en gestion d’entreprise, à élaborer des stratégies de croissance, et à naviguer dans un environnement économique difficile. Enfin, nous avons octroyé des subventions pour les aider à maintenir et à développer leurs activités.
Grâce à cet accompagnement 360°, ces entreprises ont réussi à protéger 93 % de leurs emplois et à en créer 500 de plus. Ce qui démontre l’impact significatif qu’un soutien bien structuré peut avoir sur la résilience et la croissance des entreprises, même en temps de crise.
Quelle différence avec l’accompagnement offert par des fonds d’investissement de type Venture Capital ou encore des incubateurs comme YCombinator ou M Studio en Côte d’Ivoire ?
E. K. : Vous avez raison de mentionner que les fonds de capital-risque (VC) aux États-Unis, en Europe et même en Asie mettent en place des infrastructures de soutien complètes. Ils fournissent non seulement du financement, mais aussi du conseil, du mentorat et des connexions. Ils connectent leurs startups à des coachs en ressources humaines, à d’autres entrepreneurs ayant surmonté des défis similaires, et les intègrent à des communautés qui facilitent les opportunités de partenariat. Ils offrent divers types de financements, y compris des fonds propres et des instruments comme les SAFE (Simple Agreement for Future Equity), qui permettent aux entrepreneurs de recevoir des fonds tout en retardant la dilution de leur capital.
Dans les pays occidentaux, même en tant qu’entrepreneur, vous avez souvent un réseau de soutien : des membres de la famille, des conseillers, des experts-comptables, et ainsi de suite. Par exemple, Bill Gates a transformé Microsoft en mastodonte grâce à la protection de sa propriété intellectuelle, facilitée par le grand avocat américain qu’était son père. Sur le continent africain, ce type de soutien n’était pas courant jusqu’à récemment. Nous devons donc mettre en place des structures pour combler ce manque.
Dans quelle finalité ? Produire des champions africains ?
E. K. : Absolument. Mais cette finalité concerne le monde entier, pas seulement l’Afrique et les Africains. Du point de vue démographique, les populations du Nord vieillissent et leurs systèmes de retraite sont déficitaires. Au contraire, selon les projections du Forum économique mondial (WEF), d’ici 2035, il y aura plus de jeunes Africains entrant sur le marché du travail chaque année que dans le reste du monde combiné. Pour soutenir la croissance mondiale, comme ont pu le faire la Chine et l’Inde, l’Afrique doit donc devenir plus productive. Or, si nous voulons créer plus d’emplois, augmenter les revenus fiscaux et transformer l’économie, nous devons encourager l’essor des entrepreneurs.
« Nous avons les atouts nécessaires pour une croissance durable et inclusive »
D’autant plus que nous avons les atouts nécessaires pour une croissance durable et inclusive : le continent possède 30 % des réserves minérales mondiales, telles que le cobalt, le lithium et le graphite, utilisés dans les batteries de voitures électriques et les panneaux solaires. De plus, nous avons 60 % des terres arables non cultivées du monde et d’abondantes sources d’eau douce, notamment dans nos aquifères, qui représentent 0,66 millions de km3.
« Si nous voulons créer plus d’emplois, augmenter les revenus fiscaux et transformer l’économie, nous devons encourager l’essor des entrepreneurs »
Enfin, en termes d’innovation, l’Afrique a le potentiel pour se positionner en leader dans des domaines comme la Fintech et la téléphonie mobile, avec un taux de pénétration des smartphones en constante augmentation.
Toutefois, la réalisation de ce potentiel dépend largement de notre capacité à multiplier les champions industriels locaux et à mettre fin aux relations commerciales extractives.
(1) Selon Africa: The Big Deal. Cette chute est de 57 % par rapport au 1er semestre 2023.
Éric Kacou et l’approche du « capital intelligent »TM
Expert en stratégie d’entreprise, Éric Kacou est diplômé d’Harvard et de Wharton. Il est l’auteur de l’ouvrage Entrepreneurial Solutions for Prosperity in BoP Markets, corpus théorique qu’il s’est lancé pour défi d’appliquer en créant son cabinet de conseil ESP, pour Entrepreneurial Solutions Partners. L’un des concepts au cœur du modèle ESP, le « capital intelligent »TM, repense l’approche traditionnelle du capital en combinant soutien financier robuste et mentorat. Des perspectives intéressantes dans un contexte où les fonds ne suffisent plus à garantir le succès des startups et où se pose la question d’un accompagnement plus intégré susceptible de favoriser la croissance des startups. La chute actuelle des investissements dans les jeunes pousses met en effet en évidence le besoin en Afrique de financements plus importants, mais aussi plus adaptés. De même, la concentration des investissements dans le « Big 4 » et le faible pourcentage attribué aux entreprises dirigées par des femmes soulignent la nécessité de repenser le concept de « capital ».