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Ilham Kadri (Solvay) : « Tout seul, on va vite. Ensemble, on va plus loin »

Née au Maroc dans un milieu pauvre, Ilham Kadri dirige depuis 2019 le groupe belge Solvay, cador de la chimie mondiale. Une ascension au sommet qui fait d’elle l’une des Africaines dirigeantes d’entreprise les plus puissantes de la planète et une observatrice privilégiée des dynamiques d’ascension au sein de la sphère professionnelle. Notamment pour les femmes. Forbes Afrique l’a rencontrée à Bruxelles. Entretien. 

Propos recueillis par Szymon Jagiello

Forbes Afrique : Avant votre arrivée à la tête de Solvay, quels sont les plus grands défis auxquels vous avez été confrontée, notamment dans la sphère professionnelle ?

Ilham Kadri Jeune, je me souviens que ma grand-mère illettrée me disait qu’il n’y avait que deux voies de sortie pour une jeune femme. La première était de quitter la maison paternelle pour rejoindre celle de son futur époux, une femme étant destinée à faire un bon mariage. La seconde option était le cimetière. Ma grand-mère était toutefois une femme moderne. Elle m’a donc poussée à trouver une troisième voie – peu empruntée et semée de défis -, tournée vers l’éducation et le savoir (Ilham Kadri est Docteure en chimie macromoléculaire, ndlr). Par la suite, lorsque j’ai quitté le Maroc, j’ai été confrontée à d’autres défis, notamment en entreprise où mon statut de femme issue des minorités a parfois joué contre moi. Forcément, cela rend plus difficile l’ascension dans la hiérarchie d’entreprise. Il est néanmoins bon de rappeler que ce type de situation, préjudiciable à bien des femmes, ne part pas nécessairement d’une mauvaise intention. 

Selon vous, quelle est l’origine de ces blocages en entreprise ? 

I.K. : Il y a sans conteste un biais inconscient que nous possédons tous et qu’il faut combattre. Pour surmonter ce genre d’écueils, ce qui importe, c’est d’être focalisé constamment sur ses objectifs avec passion et détermination. D’une certaine manière, il est bon d’être parfois « myope » pour ne pas « voir » tous ces biais inconscients, qui frappent en premier lieu les femmes.  

Vos origines africaines vous influencent-elles en tant que cheffe d’entreprise ?

I.K. : En tant que dirigeante d’entreprise, avant d’imaginer la stratégie future de l’entreprise que vous administrez, il importe de connaître son passé et d’en tenir compte. À ce titre, j’essaie, autant que faire se peut, d’écouter les conseils formulés par ceux que je considère  « sages », comme je l’ai appris au Maroc avec les personnes qui pouvaient me procurer de judicieux avis. Ma sensibilité africaine joue assurément ici. Au final, que l’on soit d’accord ou pas avec les conseils prodigués, cette écoute active à l’immense mérite de faire le tri dans la masse d’information et d’avancer. 

Lors d’un récent évènement, tenu en Belgique, vous avez rappelé que la patience était une qualité à posséder en tant que leader. Pourriez-vous développer ce point ? 

I.K. : Beaucoup de dirigeants d’entreprise ont en effet cette impatience à mettre en œuvre leur vision, afin de faire advenir au plus vite le changement. Ils sont d’une certaine façon des joueurs d’échecs solitaires, qui anticipent la configuration souhaitée en réfléchissant à trois ou quatre coups d’avance sur l’échiquier mais sans tenir compte des  dynamiques externes, par définition mouvantes et complexes. Or, en tant que patron, la mise en œuvre de la vision d’entreprise ne peut se produire sans les personnes qui travaillent dans votre entreprise. Dans une organisation, on ne monte jamais la montagne tout seul. Il faut savoir emmener tout le monde avec vous, avec patience et empathie, et être à l’écoute de tout un chacun. « Tout seul, on va vite. Ensemble, on va plus loin », comme le dit un célèbre adage africain. 

Vous encouragez par ailleurs les femmes à cultiver le mentorat et le parrainage pour réussir dans le monde professionnel

I.K. : Ce sont en effet deux facteurs importants à mes yeux. Le mentor est celui qui vous parle et vous aide tout au long de votre parcours. Il est toutefois nécessaire de bien choisir la personne avec qui vous vous sentez bien car vous devez être disposé à accepter et montrer votre vulnérabilité. Le sponsor pour sa part est la personne qui vous connaît suffisamment en profondeur pour parler de vous de manière décisive dans une réunion où les enjeux sont importants (attribution de postes, évaluation de performance…). Il ou elle est celui qui sait de quelle manière vous avez cassé vos œufs pour parvenir à faire votre omelette. En ce sens, cultiver des relations avec les décisionnaires est crucial car ces derniers doivent apprendre à apprécier, à leur juste valeur, la crédibilité de votre travail, votre parcours professionnel ainsi que vos références. 

F.A. : En dépit de réelles avancées, les femmes restent peu nombreuses à la tête des  entreprises. Quelles solutions préconisez-vous pour changer cette donne ? 

I.K. : Le concept de diversité en entreprise tel qu’il est pratiqué aujourd’hui est à mon sens peu pertinent car il est soumis à des objectifs chiffrés (nombre ou part relative de femmes, voire de certaines nationalités dans une société donnée) dont l’utilité effective est contestable. Selon moi, il faudrait plus travailler plus sur les causes de cette absence de diversité, qui se résument fondamentalement à un manque d’inclusion. La diversité est ce que l’on voit alors que l’inclusion est ce que l’on fait. Pour cette raison, je pense qu’il faut créer au sein des sociétés des indicateurs clés de performance (KPI, ou Key Performance Indicators en anglais) liés à l’inclusion tel que c’est le cas actuellement chez Solvay, où nous avons corrigé avec succès plus de 950 dossiers liés à des écarts de salaires entre hommes et femmes. C’est à cette condition que nous pourrons faire avancer les choses. 

Crédit-photo : ©Solvay Group

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