Connu pour ses rôles dans les films de Claire Denis et Jim Jarmusch, mais aussi dans Black Panther, Wakanda Forever ou Ghost Dog, l’acteur aux origines ivoirienne et béninoise s’apprête à incarner une figure africaine qui a conquis le monde entier : le célèbre gynécologue et militant des droits de l’homme kino-congolais Denis Mukwegue. Bientôt dans les salles, le film Muganga, de Marie-Hélène Roux, raconte l’itinéraire de ce médecin qui a sauvé des milliers de femmes victimes de violences sexuelles en Afrique Centrale. Pour Forbes Afrique, Isaach de Bankolé revient sur sa rencontre avec l’icône, la façon dont il s’est approprié le rôle, et les moments forts d’une carrière prolifique qui s’étale sur quatre décennies.
Propos recueillis par Olivia Yéré Daubrey
Forbes Afrique : Vous comptez plus d’une soixantaine de films à votre actif. Il y a 40 ans, quand vous avez pris la décision de devenir acteur, imaginiez-vous cette longévité, ce succès ?
ISAACH DE BANKOLÉ : Non, je n’imaginais pas de longévité ni de succès, mais j’avais l’ardent désir d’en faire mon métier, et cela jusqu’à mon dernier souffle, je l’espère. Un métier qui nécessite une permanente introspection, une mutation profonde de l’être, du « moi », tendant vers le spirituel. Ma carrière peut paraître fructueuse – tout dépend de la perspective que l’on a –, mais mon désir d’apprendre, de continuer à essayer de corriger les imperfections du vivant que je suis, demeure insatiable. Pouvoir en vivre et m’occuper de ma famille… Je suis profondément reconnaissant envers tous celles et ceux que j’ai croisés, qui m’ont tendu la main, donné un conseil ou réconforté, parfois sans même le savoir.
« Mon désir d’apprendre, de continuer à essayer de corriger les imperfections du vivant que je suis, demeure insatiable »
Pouvez-vous nous raconter un moment difficile et les leçons apprises ?
I. de B. : Moins d’un mois après l’obtention du César du Meilleur Jeune Espoir 1986, j’étais avec mon ami Serge Ubrette (acteur et musicien) dans mon appartement rue Basfroi à Paris, dans le noir ou presque : je n’avais pas d’électricité, on me l’avait coupée. J’avais fait un trou dans le compteur électrique et introduit un fil de fer pour le bloquer. J’avais vu d’autres personnes le faire. Un agent EDF est venu faire le constat et j’ai été sommé de payer une plus ou moins grosse amende. Nous fumions un pétard au salon, et il y avait juste la lumière du ciel nuageux qui filtrait par intermittence, nous permettant d’admirer les contours du César posé sur une étagère de la bibliothèque. Je pense à haute voix « Je viens de recevoir un César, et je ne peux même pas payer ma facture d’électricité »… Serge me dit : « Personne ne te croira ! ». Et on a rigolé. Mais la seconde d’après, j’étais triste, profondément blessé. Intérieurement, je me suis dit : « Jamais plus je ne ferai quelque chose parce que quelqu’un d’autre le fait ».
Un film emblématique qui a marqué le monde et tout le continent africain est Black Panther, sorti en 2018. Pouvez-vous nous raconter vos meilleurs souvenirs de tournage sur ce film ? Quel impact pensez-vous qu’il laisse encore aujourd’hui dans la représentation de la culture africaine ?
I. de B. : Nous étions tous investis, et Ryan Coogler, le réalisateur, était disponible et à l’écoute. On communiquait beaucoup entre nous, les acteurs, et on échangeait sans cesse sur le plateau entre les prises. Il est arrivé que l’assistant-réalisateur demande « Moteur ! », et que l’un de nous lui lance « Un instant, s’il te plaît », et un autre enchaîne « Ryan, on a une question, tu viens ? », et Ryan de se précipiter vers nous, enthousiaste. Nous étions tous conscients de la responsabilité qui nous incombait, surtout les acteurs d’origine africaine. Pour nous, il était hors de question qu’il y ait des gens au fin fond du Mali ou du Kenya, qui voient le film et se disent « ceci ou cela n’est pas vraisemblable ». Ce film a changé le regard parfois condescendant de l’homme blanc sur l’homme africain, l’homme noir. Il a aussi contribué à débarrasser le Noir de ce sentiment d’infériorité dû à la colonisation ou l’esclavage, et à libérer les imaginaires.
« Black Panther a changé le regard parfois condescendant de l’homme blanc sur l’homme africain »
Le New York Times a d’ailleurs publié l’année dernière un article intitulé « The world is becoming more african » expliquant que l’Afrique est en train de conquérir le monde par la culture. Partagez-vous cette vision ?
I. de B. : Oui, je la partage. Mais parallèlement, on peut dire qu’« Africa might be ready now to conquer the world » («L’Afrique semble maintenant prête à conquérir le monde »).
Vous allez bientôt incarner le rôle d’une grande figure africaine, un défenseur des droits de l’homme, le Dr Denis Mukwege, prix Nobel de la paix dans le film Muganga, de Marie-Hélène Roux. Pouvez-nous nous en dire plus sur cette production ?
I. de B. : J’ai effectivement eu le privilège de rencontrer le Dr Denis Mukwege à New York avant d’aller à Lambaréné au Gabon pour le tournage. J’avais épluché presque tout ce qui était paru sur lui. Ce qui m’intéressait, c’étaient des éléments de sa vie privée. Pendant que nous déjeunions en tête à tête, je lui ai posé deux ou trois questions sur sa vie familiale, son rapport avec ses enfants, sa femme. Puis je l’ai écouté parler, passionné, sincère, pendant presque deux heures. Je me reconnaissais parfois dans ce qu’il disait. Son souhait, m’a-t-il confié, est que le film soit une sorte d’amplificateur de son combat pour la défense des droits des femmes, l’égalité entre les sexes, la dignité humaine et la justice. Interpréter un personnage aussi charismatique, prix Nobel de la paix1, et vivant, est quelque chose d’exceptionnel.
Après mon baccalauréat, je voulais d’abord être médecin. Mais ma sœur aînée ayant choisi de faire médecine, je me suis dit « non, pas deux médecins dans la famille », alors j’ai opté pour des études de mathématiques, filière qui, selon les idées répandues, me permettrait par la suite d’avoir un choix professionnel plus vaste. C’est avec beaucoup d’humilité que je me suis senti investi pour incarner le Dr Mukwege dans le film de Marie-Hélène Roux. Dans le cadre de la préparation, j’ai été invité, avec d’autres acteurs du film, à assister à de vraies opérations réalisées par le Dr Guy Cadière (spécialiste de la laparoscopie et partenaire du Dr Mukwege) et son équipe. Nous étions dans un hôtel-campement à Lambaréné pendant deux mois, comme une troupe de théâtre en tournée. Deux semaines après, quand nous sommes allés à Bruxelles pour finir le tournage, il y a eu le coup d’État qui a renversé le régime d’Ali Bongo au Gabon. J’espère que le film Muganga de Marie-Hélène Roux sortira bientôt dans les salles de cinéma.
« Interpréter un personnage aussi charismatique, prix Nobel de la paix, et vivant, est quelque chose d’exceptionnel »
Vous avez une belle carrière aux États-Unis, vous donnez régulièrement des mastersclasses dans les plus prestigieuses universités américaines comme Princeton… Pensez-vous avoir réalisé « l’American Dream » ?
I. de B. : Je souhaite retourner à Abidjan, ou quelque part en Afrique, y faire ma base. Et j’y travaille. Comme l’a dit le New York Times, c’est sur le continent que demain ça va se passer, et ça a déjà commencé. Je dirai mission accomplie lorsque je réaliserai « l’African Dream ».
C’est sur le continent que demain ça va se passer, et ça a déjà commencé. Je dirai mission accomplie lorsque je réaliserai « l’African Dream ».
Aujourd’hui en moyenne, à combien s’estiment vos cachets pour un film ?
I. de B. : Honnêtement, pour tout vous dire, je n’ai pas de prix… (rires). Tout dépend du budget du film, du travail de préparation, du nombre de tournages, etc.
Quels rapports entretenez-vous aujourd’hui avec vos pays d’origine, le Bénin et la Côte d’Ivoire ?
I. de B. : En 2020, j’ai passé près de cinq mois en Côte d’Ivoire, au plus fort de l’épidémie du Covid-19. Depuis, j’y retourne régulièrement. J’y suis déjà allé trois fois cette année, et je devrais y retourner avant la fin de l’année pour un workshop d’acteur, en collaboration avec mon ami réalisateur Philippe Lacôte. Je suis allé au Bénin l’année dernière. Mes parents y sont nés et ma mère y est enterrée, à Porto-Novo.
Quels conseils donneriez-vous à de jeunes acteurs africains pour se former, réussir dans ce métier, et pouvoir vivre de leur passion ?
I. de B. : Être honnête avec soi-même et sincère. Faire n’importe quel métier (figurant, technicien, machiniste ou électro), consciencieusement ; et si, de près ou de loin, cela a rapport avec le théâtre, la télévision ou le cinéma, saisir l’opportunité, ouvrir les yeux, les oreilles, et apprendre. Apprendre et apprendre, tout en continuant à entretenir son rêve. Travailler, travailler, travailler ; et tant que la flamme en vous reste toujours allumée, persévérer, persévérer, persévérer. « Tous les chemins mènent à Rome », dit l’adage.
Malgré des progrès significatifs, qu’est-ce qu’il manque encore à l’industrie cinématographique africaine pour émerger selon vous ?
I. de B. : Les talents bruts sont là, prêts à éclore, à émerger. Mais il faudrait faire plusieurs choses en même temps. Il n’y a de développement que sur le long terme, et comme tout ce qui est amené à devenir une industrie, le cinéma africain, comme tous les autres, n’échappe pas à la règle. Il est urgent que nos dirigeants fassent preuve d’une volonté politique sans discontinuité. Pour cela, on peut (ré)introduire les ciné-clubs dans les écoles, collèges et lycées, en organisant par exemple des projections bimensuelles. Et aussi (ré)investir massivement dans l’éducation et la culture, que nos gouvernants adoptent des projets de loi avec des incitations fiscales en faveur de tout ce qui a trait à la culture, en particulier le cinéma et l’audiovisuel. Moderniser les rares salles de cinéma qui existent encore, et en créer de nouvelles, surtout dans les quartiers populaires. Promouvoir également les investissements privés africains. C’est toute une dynamique qui doit être enclenchée, et ce avec une rigueur absolue dans la gestion des fonds et ressources.
« Que nos gouvernants adoptent des projets de lois avec des incitations fiscales en faveur de tout ce qui a trait à la culture, en particulier le cinéma et l’audiovisuel »
Quels sont vos projets et tournages dans les mois qui viennent ?
I. de B. : Je suis superstitieux dans l’âme. À mon âge, je préférerais plutôt parler du présent, de ce que je fais. J’étais en train de prendre des notes pour le workshop que j’ai mentionné lorsque j’ai fait une pause pour répondre à vos questions. Et maintenant, avant de m’y remettre, je vais rêver un peu.
Isaach de Bankolé : Bio express
Né le 12 août 1957 à Abidjan en Côte d’Ivoire de parents originaires du Bénin, il rejoint Paris à 17 ans pour entamer des études de mathématiques, avant de se tourner vers l’aviation et de décrocher un brevet de pilote privé. Ayant découvert le métier d’acteur par hasard, il passe 18 mois au Cours Florent, puis débute au cinéma en 1984. Il accède à la notoriété deux ans plus tard grâce au succès de Black Mic Mac, portrait tendre et drôle de la communauté noire à Paris signé Thomas Gilou, qui lui vaut le César du Meilleur espoir en 1987. Suivent plusieurs comédies et pièces de théâtre, jusqu’à sa rencontre avec la réalisatrice Claire Denis, qui le fait jouer dans Chocolat (1988) et S’en fout la mort (1990). On le retrouve également à l’affiche du film québécois Comment faire l’amour avec un nègre sans se fatiguer, réalisé par Jacques W. Benoît et sorti en 1989. Il enchaîne ensuite les tournages, notamment avec le réalisateur américain Jim Jarmusch (Night on Earth en 1991, Ghost Dog en 1999, Coffee and cigarettes en 2003). Il s’installe aux États-Unis en 1997 et participe au film Bàttu du Malien Cheick Oumar Sissoko (2000), qui constitue sa première expérience en Afrique. En 2005, dans Manderlay du Danois Lars von Trier, il incarne un esclave rebelle et sensuel. Puis il rejoint le casting de Miami vice (2006), Casino Royale (2006), Le scaphandre et le papillon (Julian Schnabel, 2007), Bataille à Seattle (Stuart Townsend, 2007), ou encore 24h chrono – Redemption (Jon Cassar, 2008). Jim Jarmusch lui confie en 2009 le rôle principal de The Limits of Control, celui d’un mystérieux hors-la-loi, tandis qu’il retrouve Claire Denis pour White Material (2010). Il joue ensuite dans Le dernier chasseur de sorcières (Breck Eisner, 2015), Black Panther (Ryan Coogler, 2018 puis 2022) ou encore Shaft (Tim Story, 2019). En 2019, le jury du Festival international du film black de Montréal lui a remis un prix d’excellence en reconnaissance de l’ensemble de sa carrière. Isaach de Bankolé a par ailleurs signé en 2000 un documentaire sur la chanteuse Cassandra Wilson dont il a été l’époux, et il a produit plusieurs films indépendants américains.