Experte en stratégie de contenus sur les réseaux sociaux, Amélie Ebongué est l’auteur de Génération TikTok, livre dans lequel elle offre un éclairage inédit sur l’évolution de la célèbre application chinoise et les raisons de son succès. Elle évoque dans cet entretien l’émergence des applications africaines, ainsi que l’importance de la formation pour guider la jeunesse à travers la complexité des réseaux sociaux.
Propos recueillis par Christian Missia Dio
Forbes Afrique : En 2021, vous avez publié chez Hachette le livre Génération TikTok. Un nouvel eldorado pour les marques. Pourquoi écrire un ouvrage sur une application mobile en constante évolution ?
Amélie Ebongué : L’idée première de cet opus est de retracer la genèse et l’histoire de TikTok, l’application la plus populaire de notre époque. Fruit d’une année et demie d’exploration, de recherches et d’analyses sur la question, c’est le premier livre en français sur le sujet. Mon éditeur avait à cœur de décrire, à travers mon regard d’experte sur les réseaux sociaux, la croissance de cette application et comment elle pouvait servir les marques. Trois ans après sa sortie, ce livre est toujours l’une des meilleures ventes dans sa collection, à ce jour. Certes, l’œuvre est figée, mais le produit, en l’occurrence l’application, a considérablement évolué depuis sa création. Et c’est là que réside la puissance de ByteDance, la maison mère de TikTok, qui tire sa force de l’analyse de données approfondie et de ses expérimentations constantes, alimentant ainsi une innovation continue.
Quel regard portez-vous sur l’évolution du marché digital en Afrique subsaharienne ? Les entrepreneurs africains sont-ils force de proposition dans la création de nouvelles applications pour leur marché domestique ?
A. E. : Il serait complètement faux de dire qu’il n’y a pas de place. Il existe des applications africaines, mais elles ne rencontrent pas leur marché véritable. Parmi celles qui ont vu le jour, plusieurs peinent à scaler [faire évoluer, NDLR] leur modèle et ont du mal à être soutenues financièrement pour se développer et donc perdurer. J’ai deux exemples en tête d’entrepreneurs africains qui ont investi le marché monopolistique des GAFAM [Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft, NDLR].
” Il existe des applications africaines, mais elles ne rencontrent pas leur marché véritable ”
D’une part, je pense à l’application Kouhman, que j’ai expérimentée personnellement pendant le confinement lié à la pandémie de Covid-19. Créée par Junior Kouffé N’Djomon, un jeune développeur ivoirien, elle avait pour but de réunir les Africains du monde entier et de favoriser le partage en utilisant des codes culturels ancrés dans une réalité purement africaine. L’objectif initial de Kouhman – l’application n’existe plus depuis – était de permettre aux Africains du monde entier de se lier, de communiquer afin de construire une communauté élargie qui partage des intérêts communs.
Un autre cas nous vient du Mali avec la plateforme sociale Kingui, qui émerge également en pleine pandémie mondiale du coronavirus. Son fondateur, Amadou Diawara, est alors à la tête d’une société de solution informatique à destination des entreprises et à l’initiative d’un centre de recherche technologique. La crise économique engendrée par la Covid-19 a ralenti son activité d’ingénierie informatique, conduisant à la création de Kingui Social. Cette plateforme polyvalente, qui a depuis évolué vers le domaine du jeu vidéo, innove en fusionnant divers outils existants pour faciliter le développement et le financement des projets proposés par les utilisateurs du réseau. La plateforme permet, entre autres, d’acheter et de vendre des produits ou de faire des levées de fonds pour financer des projets à impact social.
Parmi d’autres exemples, citons des initiatives dont les fondateurs sont originaires du Cameroun, telles que Wakanda Messenger, et KeyZane, cette dernière réunissant un réseau social, une place de marché et un portefeuille numérique multidevises basé sur la technologie blockchain. Enfin, Dikalo, créée par Alain Ekambi, cherche à fournir une alternative conversationnelle à WhatsApp et1 Facebook, illustrant ainsi la diversité des réseaux sociaux avec des produits développés localement, des fondateurs et une identité ancrée exclusivement en Afrique.
Est-il possible d’assister une montée des réseaux sociaux dans l’économie africaine ?
A. E. : Absolument. Cela repose sur un ensemble de valeurs communes à réguler entre les pays et les entreprises du numérique qui souhaitent proposer leurs offres sur le marché. Les réseaux sociaux connaissent une audience massive en Afrique, en dépit de la fracture numérique observable dans certains États. Leur puissance s’impose dans tous les milieux et secteurs, notamment la politique, les sujets liés à la communication, l’économie, le sport et bien d’autres domaines de la vie en général. Le nombre d’utilisateurs par plateforme en fonction des pays constitue un réel accès, quasi immédiat, dès lors qu’un utilisateur a accès à un smartphone avec un réseau de télécommunications. L’utilisation varie selon la formation de chacun à l’outil et le niveau de connaissances que l’on a des différentes plateformes sociales auxquelles on s’intéresse.
“Les réseaux sociaux connaissent une audience massive en Afrique […] Leur puissance s’impose dans tous les milieux et secteurs, notamment la politique, les sujets liés à la communication, l’économie, le sport et bien d’autres domaines de la vie en général ”
Comment réorienter l’usage des réseaux sociaux par la jeunesse africaine ?
A. E. : L’usage des réseaux sociaux auprès de la jeunesse africaine doit passer par la formation et la compréhension de la multiplicité des outils. C’est une évidence, car la pénétration de l’accès à Internet est de plus en plus importante et permet de couvrir la majorité de la population. Avec l’explosion de plateformes de divertissement comme TikTok, beaucoup de jeunes peinent à distinguer leur identité réelle de leur identité numérique, ce qui crée une confusion importante. Il est aussi difficile de déceler les dessous de certaines informations. De plus, le temps passé sur Internet ne fait qu’augmenter au fil des années. Le divertissement occupe une place importante dans la création des contenus. Ceux-ci tendent à éduquer un public friand de ces types de contenus, qu’ils soient d’ordre informatif ou éducatif, avec une finalité commerciale.
“L’usage des réseaux sociaux auprès de la jeunesse africaine doit passer par la formation et la compréhension de la multiplicité des outils”.
En tant qu’experte digitale, pensez-vous que l’UE soit en retard en matière d’innovation pour les applications grand public, étant donné que la plupart des applications populaires proviennent des États-Unis et d’Asie ?
A. E. : L’innovation numérique a des champions locaux. Cependant, l’adoption de ces mêmes applications par les masses est rarement due à la territorialité. C’est toujours l’expansion qui a créé leur croissance.
En France, on a récemment eu le cas de BeReal [créée en 2020 par deux jeunes développeurs français, Alexis Barreyat et Kévin Perreau, et proposant du partage de photos instantanées, BeReal vient d’être rachetée par l’éditeur français de jeux vidéo Voodoo, NDLR] : l’application a eu du mal à se renouveler et force est d’admettre que son produit avait une durée de vie bien trop courte, malgré l’engouement populaire.
Bluesky, une autre application, connaît une croissance rapide vers le million d’utilisateurs actifs, englobant des décideurs, des acteurs politiques et des journalistes. Ce réseau social privilégie la personnalisation en offrant la possibilité de choisir une chronologie basée sur des publications sélectionnées. La possibilité de personnaliser les flux redonne aux utilisateurs le contrôle sur la façon dont ils dirigent leur attention. Pour les développeurs, un marché ouvert de flux offre la liberté d’expérimenter et de publier des algorithmes accessibles à tous. Cela implique que Bluesky n’impose pas une chronologie algorithmique uniforme à tous les utilisateurs. Au contraire, ceux-ci ont élaboré leurs propres flux, y compris des flux dédiés aux actualités. Concurrent de Twitter, devenu X, il est désormais accessible à tous, sans invitation, depuis février dernier.
Quels sont vos prochains projets ?
A. E. : Continuer à écrire de manière transverse, multilingue et sous diverses formes.
Le site d’Amélie Ebongué : www.ah-mais-lis.com
Bio Express
Après une Licence en Sciences du Langage à l’Université Paris Descartes, Amélie Ebongué est titulaire d’un MBA en Stratégies numériques à l’Esupcom et d’un autre MBA en Planification stratégique, stratégies numériques et contenu de marque à Sup de Pub. Sa carrière débute dans diverses agences de publicité telles que VLM Y&R, Auditoire et Publicis, Groupe avant de se poursuivre chez l’annonceur (Accor) et dans des médias (HYPEBEAST). De Skyblog à Vine, puis de LinkedIn à TikTok, elle a participé à la naissance des premières plateformes sociales ainsi qu’à la création de campagnes mondiales pour le compte d’entreprises technologiques comme Huawei dans le cadre du lancement du P20 Pro et pour LinkedIn Europe sur le lancement du produit Stories. Régulièrement sollicitée comme conférencière, cette experte en marketing numérique et en stratégie de contenus sur les plateformes sociales enseigne dans plusieurs établissements comme Omnes Education, Paris School of Luxury, Sup Paris, Digital College, Faculté d’Aix Marseille, et désormais à l’étranger (Canada et États-Unis). Fondatrice de #VousLavezVu, une newsletter disponible sur LinkedIn qui décrypte les fonctionnalités des réseaux sociaux, Amélie Ebongué a été nommée en 2023 parmi les 50 marketeurs noirs à suivre par l’American African Marketing Association. Elle a également été membre du jury dans diverses compétitions prestigieuses, telles que le D&AD et les LIA Awards, dans des catégories mettant en avant le divertissement, le numérique et l’utilisation des médias sociaux. Enfin, elle a été sélectionnée pour faire partie du jury aux Cannes Lions 2024.