Trait d’union entre les continents africain, européen et asiatique, l’espace méditerranéen reste l’une des régions du monde les plus affectées par le chômage et les difficultés d’insertion professionnelle. Responsable du réseau Méditerranée Nouvelle Chance de l’Institut Européen de Coopération et de Développement (IECD), Astrid Desjobert analyse pour Forbes Afrique les causes de cette situation tout en offrant des pistes de solution.
Propos recueillis par Szymon Jagiello
Forbes Afrique : Vous avez participé au récent Forum des mondes méditerranéens (7-8 février) à Marseille, où de nombreux débats ont porté sur l’emploi et la formation chez les jeunes. Pourriez-vous nous dresser un état des lieux du marché du travail dans cet espace méditerranéen ?
Astrid Desjobert : La jeunesse constitue une part importante de la population vivant dans le bassin méditerranéen. En Afrique du Nord notamment, 25% de la population est âgée entre 15 et 29 ans. Ce segment de population est toutefois confronté à une triste réalité dans la mesure où 1 jeune sur 3- voire 1 jeune sur 2 dans certains pays- est sans emploi. Pis, ce problème pourrait encore se complexifier au cours des prochaines décennies : à l’horizon 2050, plus de 300 millions de ces jeunes entreront sur le marché du travail, selon la Banque mondiale, mais si rien n’est fait, 90 à 100 millions d’entre eux pourraient se retrouver au chômage. Des chiffres qui traduisent malheureusement une situation alarmante.
Forbes Afrique : Quelles sont les causes de ce chômage ?
Astrid Desjobert : L’une des raisons est liée au décrochage scolaire. En Tunisie par exemple, 50% des jeunes qui arrêtent leurs études sont sans diplôme. Une sortie précoce du système éducatif due tant à un souhait de rentrer rapidement sur le marché du travail qu’à un manque de pragmatisme dans les formations. Dans le même temps, des secteurs peinent à trouver de la main-d’œuvre, notamment dans l’artisanat et les filières industrielles. On remarque par ailleurs que les formations professionnelles sont très dévalorisées et qu’il existe une inadéquation entre les compétences que les jeunes acquièrent et les besoins réels du marché du travail.
Forbes Afrique : Les opportunités offertes par le digital sont-elles selon vous une solution possible au chômage des jeunes ?
Astrid Desjobert : En partie, oui! En Afrique subsaharienne, l’industrie de la téléphonie mobile pourrait créer jusqu’à 300 000 emplois dans les années à venir. Pour cette raison, plusieurs organisations, comme l’Institut européen de coopération et de développement (IECD), ont mis sur pied des formations adaptées au métier de développeur junior, un cadre qui n’existait pas au niveau de l’enseignement professionnel. Au Liban par exemple, un pays de la rive Est de la Méditerranée, des entreprises nous ont fait part de leur besoin de recruter des jeunes techniciens qui savent coder différents langages de programmation. C’est ainsi que la CMA-CGM – l’un des leaders mondiaux du transport et de la logistique – a émis son souhait d’embaucher une bonne partie des futurs 250 diplômés en programmation- dont beaucoup de femmes- qui sortiront de notre cursus de formation. Autant d’initiatives qui pourraient être répliquées sur la rive Sud africaine de la Méditerranée.
Forbes Afrique : Quels sont les défis associés à cette transformation numérique ?
Astrid Desjobert : Effectivement, de nombreuses difficultés subsistent sur le terrain. Le numérique pourrait notamment aggraver l’isolement des jeunes qui ont, non seulement, un manque de compétences de base, mais également, une absence de connaissances et d’accès aux outils digitaux. Au Maroc, par exemple, nous avons mené une étude sur l’ensemble du réseau des Écoles de la 2ème chance (E2C). Cette enquête nous a permis de constater que, sur l’ensemble des 66 écoles du réseau, 2 élèves sur 3 en moyenne n’avaient pas internet à la maison tandis qu’un établissement scolaire sur trois n’avait pas de raccordement. Ce sont ces freins qui expliquent que nombre d’étudiants ont des difficultés à suivre des cours en ligne, développer leurs aptitudes numériques et postuler à des emplois potentiels.
Forbes Afrique : Dans ce contexte, comment changer la donne ?
Astrid Desjobert : Il faudrait d’abord former les formateurs car ils sont les premiers à mobiliser les jeunes autour de cette transformation numérique. Sans surprise, il faudrait aussi équiper les centres de formation. L’implication des entreprises est un autre point sur lequel il faudrait par ailleurs progresser, l’objectif étant que les étudiants puissent jouir d’une adéquation constante entre ce qui est proposé au niveau de l’apprentissage et la réalité des besoins du secteur privé. Enfin, plus en amont, un travail d’accompagnement des jeunes est nécessaire afin de les doter d’outils tels que la confiance en soi ou les codes appropriés de langage à avoir face à un potentiel recruteur. De quoi les aider à découvrir vers où ils veulent aller dans leur projet professionnel. De ce point de vue, bien qu’utile à bien des égards, le numérique ne saurait se substituer à un accompagnement individualisé dans la recherche d’un emploi.
Forbes Afrique : Quels seraient les ingrédients clés pour généraliser à l’ensemble de la région ces bonnes pratiques ?
Astrid Desjobert : La mobilisation de la société civile serait assurément un élément important car elle est capable de monter des initiatives de formation innovantes et agiles en intégrant des experts techniques, mais également des acteurs de terrain, qui peuvent mettre en lien les jeunes et les employeurs. Le deuxième facteur qui peut faire la différence est la participation des entreprises dans la mise en œuvre effective de ces initiatives. Un engagement qui passe par exemple par des offres de stages, même courts, pour aider à l’insertion professionnelle des jeunes. Enfin, la mise en place de cadres régionaux de coopération permettrait de mener des projets pilotes novateurs à une échelle plus vaste, et ce toujours avec le soutien du secteur privé. Ce sont autant d’ingrédients qui ont contribué au succès de notre initiative Méditerranée Nouvelle Chance, qui soutient 66.000 jeunes à travers 250 centres dans l’espace méditerranéen, notamment sur la rive Sud africaine. Il faudrait cependant mille fois plus que cela pour faire de « Mare Nostrum (expression latine par laquelle les Romains désignaient la Méditerranée, ndlr)» un espace commun d’innovation et de développement.