En forte progression sur le continent, l’utilisation des cryptomonnaies est à l’origine du succès des plateformes d’échange d’actifs numériques. Un marché en forte croissance où la Camerounaise Nelly Chatue-Diop ne cesse de progresser, avec sa start-up Ejara.
Par Oju BABAYARO
Déjà pionnière du mobile banking, l’Afrique se démarque aujourd’hui par son fort engouement pour les cryptomonnaies ; des actifs numériques vus par nombre d’usagers du continent comme des instruments de couverture les protégeant d’économies instables et de taux de change souvent défavorables. La société d’analyse Chainalysis, initiatrice du Global Crypto Adoption Index, estime ainsi qu’entre juillet 2020 et juin 2021, le marché africain des cryptomonnaies aurait bondi de… 1 200 % pour une valeur totale de 105,6 milliards de dollars échangés. Une progression spectaculaire qui fait assurément les affaires des plateformes d’échange de cryptomonnaies, ces sites où s’achètent et se vendent les actifs numériques. Parmi ces bourses de nouvelle génération, la fintech camerounaise Ejara a levé 2 millions de dollars en 2022 pour renforcer ses services de cryptomonnaies et d’investissement en Afrique francophone. Basée à Douala, la société dispose d’une plateforme mobile qui permet à ses clients (plus de 200 000 à la fin 2023), à travers 9 pays africains de la zone CFA, d’accéder dès 1 000 francs CFA (1,5 euro) à diverses offres d’investissement et d’épargne, basées notamment sur les actifs numériques.
Souvenir d’Enfance
Une aventure entrepreneuriale portée par Nelly Chatue-Diop, directrice et cofondatrice d’Ejara, qui explique (en partie) la création de l’entreprise par un souvenir d’enfance marquant. « Je crois bien que c’était la première fois que je voyais mon père pleurer. Nous étions une famille de la classe moyenne. Mon père avait tout fait comme il fallait, il avait gagné de l’argent, il avait épargné sur un compte bancaire. Mais du jour au lendemain, à cause de facteurs indépendants de sa volonté, il en a perdu plus de la moitié. Les prix ont grimpé en flèche, les salaires n’ont pas été versés correctement aux fonctionnaires, la crise économique a commencé et tout s’est effondré », se remémore la patronne d’Ejara. Vécue comme un traumatisme, cette période entraîne une prise de conscience autour de la question de la sécurisation de l’épargne : une idée devenue obsession et qui inspirera finalement la création de la start-up, des années plus tard. Partie étudier en France, Nelly Chatue-Diop débute sa vie active comme ingénieure en informatique. Puis, désireuse de donner un nouveau virage à sa carrière, elle ose une reconversion dans la finance après avoir décroché un MBA à HEC Paris et à la London Business School. Commence alors pour elle une carrière de banquière d’affaires à la City de Londres. La frustration apparaît toutefois très vite, la jeune femme trouvant son milieu professionnel « déconnecté des préoccupations quotidiennes ».
Après plus de vingt ans passés en Europe, elle revient au Cameroun et lance Ejara, forte d’un esprit entrepreneurial et d’une résilience inspirés par sa mère. « Ma mère nous disait que si jamais elle devait tout perdre, c’est simple, elle irait chercher des oranges à la campagne et viendrait les vendre en ville, ce qui lui procurerait un revenu », confie Nelly Chatue-Diop, qui dit vouloir aujourd’hui appliquer à Ejara cette formule commerciale faite de bon sens tout en « [répondant] à un besoin social fort, celui d’une population africaine désireuse de faire fructifier son épargne en accédant à des actifs financiers divers et à la rentabilité éprouvée ». Un besoin que « les institutions financières traditionnelles ne parviennent pas à satisfaire », souligne la directrice d’Ejara qui rappelle que pour « les propriétaires d’un compte épargne en banque, le retour annuel est de 2,5 % ». Nelly Chatue-Diop reconnaît toutefois qu’il faut « se défaire de la mentalité de parieur qui est parfois associée aux traders de cryptomonnaies ». Pas étonnant dans ces conditions que la directrice d’Ejara conseille à ses clients de « ne prendre que des risques mesurés » et de « ne pas miser plus de 5 % de leur épargne totale » sur les cryptoactifs, dont la volatilité est historiquement forte.
“Nous ouvrons la France pour la diaspora afin qu’elle puisse avoir accès aux cryptomonnaies aussi. Nous avons aussi lancé un produit d’épargne basé sur la tokenisation (action d’inscrire des actifs sur la blockchain) des titres publics de la zone CEMAC afin de permettre un accès démocratisé à toutes les populations ; de permettre aux pays de lever la dette en mobilisant l’épargne publique même informelle- car notre épargne est disponible à partir de 1000CFA- et enfin de dynamiser le marché secondaire d’achat et de vente de ces titres.”
Plus De 200 000 Clients
Pas de quoi néanmoins freiner l’attirance croissante des Africains pour les cryptomonnaies, notamment pour le bitcoin, le produit phare de la plateforme Ejara, qui compte à ce jour (janvier 2024) plus de 200 000 abonnés (dont 40 % de femmes). Une dynamique positive qui n’a pas échappé aux investisseurs : après une première campagne de levée de fonds infructueuse, la start-up a finalement pu capitaliser sur la croissance du marché des actifs numériques pour récolter au total 2,9 millions de dollars en 2021. Parmi les souscripteurs, on retrouve des business angels mais aussi des fonds tels que CoinShares Ventures, Anthemis Group, Mercy Corps Ventures, Lateral Capital et NexTFund. Ruth Fox Blader, représentante du fonds Anthemis, estime quant à elle qu’investir dans Ejara était un choix pertinent : « Nelly et son équipe sont en train de construire Ejara. Son équipe et ses conseillers sont parmi les experts les plus respectés dans l’univers des cryptomonnaies et ils connaissent parfaitement l’environnement réglementaire local et régional. L’approche d’Ejara sur le terrain a permis à la plateforme de recruter des milliers d’utilisateurs avant même tout lancement officiel », se félicite la partenaire du fonds britannique. Des propos qui confortent la vision de la dirigeante d’Ejara, pour qui la clé de la réussite serait de « toujours s’inscrire sur le long terme », la vie « [étant] un marathon et non un sprint ».
Pour la dirigeante d’Ejara, la clé de la réussite serait de « toujours s’inscrire sur le long terme ».