Artiste visuel (photographe, vidéaste, sculpteur…) au travail captivant, Alun Be promène sur le monde un regard empreint de générosité et de bienveillance. Particulièrement attaché aux thèmes de l’émancipation féminine, de la transmission intergénérationnelle et de la technologie, cet observateur passionné de la condition humaine s’efforce de dépeindre la modernité africaine. Portrait d’un homme tombé du ciel.
Par Élodie Vermeil – Paru dans l’édition 72
Babacar Ndiaye vêtu de son hakama en train d’exécuter une chorégraphie sur rollers. Madame Biteye s’abandonnant, les yeux fermés, à la bienveillance de l’objectif qui raconte son histoire. Amsterdam. L’océan. Mile Davis. Pier Paolo Pasolini. Viviane Maier, Ibrahima Thiam, Aida Muluneh, Jean-Servais Somian… Une sculpture en acier métallique aux allures de totem sorti tout droit d’un film de Stanley Kubrick. De la musique, beaucoup de musique (même s’il puise son inspiration dans le silence). Des croquis, des esquisses, des coupes géométrales. Des fétiches, des gardiens de rêves, des femmes et des enfants. Des casques de réalité virtuelle dialoguant avec des masques traditionnels… Cet inventaire à la Prévert condense un pan de ce et ceux qui font l’univers éclectique d’Alun Be. Artiste pluridisciplinaire à la curiosité insatiable, l’homme concède : « les frontières ne font pas partie de ma vie ; je ne les vois tout simplement pas… ».
« L’art doit avoir cette capacité de nous réveiller, de faire bouger nos frontières internes, sinon ce n’est que de l’artisanat »
Un universaliste bien dans ses baskets
Né à Dakar en 1981 d’une mère guinéenne et d’un père sénégalais, Alun (Alioune Ba à l’état civil) a grandi à Abidjan et étudié aux États-Unis… D’éducation ouest-africaine, française et américaine, il parle couramment wolof, « gaulois », anglais et italien… Joue de la guitare, de la basse, de la batterie, de l’harmonica, un peu de clavier, beaucoup de percussions et, depuis peu, de la kora. Et compose, bien sûr.
Architecte de formation, il a progressivement glissé vers la photographie dont il a fait sa profession, même s’il voue depuis des années une passion dévorante à la musique qu’il pratique « à ses heures gagnées » (et suffisamment sérieusement pour se produire en public, multiplier les collaborations, et compter plusieurs titres disponibles sur YouTube, Apple Music, Deezer et autre Spotify).
Créer des passerelles, lier, fusionner les choses, les lieux et les êtres plutôt que de les séparer ou les ranger sagement dans des cases, c’est sa façon à lui de se défaire des étiquettes (notamment celle d’artiste ou photographe africain), de mettre de l’amour dans tout ce qu’il entreprend et, par un effet miroir vertueux, de ravir ceux qui croisent son chemin ou celui de ses œuvres.
Chantre de l’interdisciplinarité
Son attrait pour la photographie remonte à l’adolescence où, déjà, il s’essayait à capter son entourage et son environnement avec l’appareil photo de sa mère et des pellicules noir et blanc acquises avec ses économies. Initialement, la photographie n’était pour lui qu’un moyen. « J’adorais certaines couvertures d’albums, comme celle du Nevermind de Nirvana, et je me suis mis à prendre des photos en espérant un jour nourrir ma musique grâce à l’image. Finalement, la musique est restée une passion personnelle qui me nourrit l’âme, et l’art est devenu cette facette de moi que je partage avec autrui et dont j’ai fait ma profession ».
Une profession à laquelle il ne se destinait pas, mais qui le rattrapera quelques années plus tard. Comme quoi on n’échappe pas à son destin. Celui que ses parents imaginaient pour lui n’intégrait en tout cas nulle pratique artistique si ce n’est le dessin, composante fondamentale du métier d’architecte que le père d’Alun lui recommandera de choisir afin de s’assurer stabilité professionnelle et sécurité financière. « Mes parents pensaient que le plan le plus sûr pour moi était de devenir architecte et dessiner des plans pour d’autres personnes », confie le jeune homme avec une malice teintée de tendresse. Il décrochera donc un double majeur en architecture et art à l’université de Miami, complété – après une année de césure passée à voyager en Asie et en Amérique latine – d’un master en architecture à l’Académie des Arts de San Francisco, où il développera la traduction de ses idées artistiques en concepts architecturaux, se fondant notamment sur les « résonnances entre les structures et proportions d’architecture classique et celles de compositions musicales »pour imprimer une dynamique rythmique à ses réalisations – le sujet de sa thèse de fin d’études est d’ailleurs une transposition architecturale du célèbre « So what » de Miles Davis. Une spécificité qui lui vaudra, de retour au Sénégal – et après avoir intégré l’Ordre national des architectes –, d’être sollicité sur plusieurs projets collaboratifs, afin d’articuler les façades des bâtiments et leur donner une identité culturelle, entre autres par le biais de la musique.
Du bac révélateur à l’exposition en pleine lumière
Mais les architectes locaux ne jouissant pas, à son avis, de la reconnaissance qui leur permettrait d’acquérir davantage d’expérience sur de beaux projets – généralement attribués à des confrères étrangers –, Alun, malgré plusieurs réalisations d’envergure (dont les logements étudiants des campus de l’université Cheickh Anta Diop de Dakar, restructurés en collaboration avec l’agence Hardel Le Bihan) part « se chercher » au Danemark. Il y fera la rencontre décisive : celle d’Hayden Knox, monsieur d’un certain âge qui partage le même logement que lui et le révèle à lui-même. « Un jour il m’a dit “Alun, tu es un artiste et tu ne pourras pas y échapper”. Tout comme il avait lu en moi, j’ai voulu lire en lui et lui ai demandé si je pouvais faire son portrait. Je l’ai photographié dans la cuisine, avec un petit appareil bon marché et contre toute attente, le résultat était très réussi. Cela m’a fait réaliser que finalement ce n’était pas le matériel qui comptait, mais la sensibilité, la lumière, le moment, le lien. Je n’avais pas besoin d’outil, j’étais l’outil. Hayden avait planté la graine de la confiance en moi, et à partir de ce moment-là, j’ai su ce que je voulais vraiment faire de ma vie : de la photographie ».
Dont acte. Dès lors, Alun n’a de cesse d’arpenter les rues de Copenhague, en quête de modèles. Portraitiste passionné, il n’aime rien tant que déchiffrer les histoires que racontent les différents visages croisés. Son travail séduit, les gens le contactent, les commandes rentrent et progressivement, il commence à vivre de son art…
Le grand tournant de sa vie survient peu de temps après lorsque, approché par les Nations unies, il est coopté pour produire une série de clichés racontant l’histoire de dix femmes sénégalaises. Ce travail, présenté en 2015 à l’Exposition universelle de Milan, marque l’entrée officielle (et fracassante) du jeune autodidacte dans le monde de la photographie professionnelle. Moins de dix ans plus tard, ses œuvres ont acquis une notoriété internationale, charmant un public hétéroclite qui a pu les découvrir (entre autres) à la Biennale de Dakar, au festival Lagos Photo, au Musée de la photographie contemporaine de Chicago, aux foires AKAA (Also Known As Africa) et 1-54, ou encore au Musée du Quai Branly.
« Il y a beaucoup d’appareils photo, mais très peu de vrais photographes »
« Une bonne photo raconte une histoire. Une excellente photo en raconte mille »
Empowering The Women of Senegal, la série qui a fait passer Alun de l’ombre à la lumière, confirme son talent de portraitiste et présente déjà les spécificités techniques typiques de sa patte : piqué, texture, contraste, construction rigoureusement millimétrée – héritée des grands principes architecturaux qu’il applique à la composition picturale pour aboutir à une écriture photographique reconnaissable entre toutes par son équilibre, son harmonie et sa cohérence d’ensemble… Et cette confiance, cet abandon des photographiés au photographiant qui caractérise tous ses portraits et leur confère une vibrante intensité.
Immortalisées en gros plan sur fond noir, ces femmes d’âges variés semblent littéralement surgir du néant et transpercer la matière pour s’incarner sous nos yeux ; comme si, par la grâce de l’objectif qui les dévoile, elles revenaient à la vie, leur âme brillant dans l’éclat ardent de ces regards déterminés résolument tournés vers l’avenir. « Dans mes mises en scène, il y a une bonne partie d’acting, explique Alun. On vit le moment. Sur cette série, je n’ai pas dit à ces femmes de s’asseoir et de poser ; c’était une discussion. Et à un moment donné, les masques sont tombés et la magie a opéré. C’est sans doute cette approche qui donne l’impression d’une mise à nu, et que l’on plonge directement dans leur âme ».
Les masques qui tombent… comme autant de strates successives dont il faut se défaire pour retrouver le moi originel que les diktats de la société enfouissent progressivement sous des couches de refoulement. Un autre postulat d’Alun, également emprunté à l’architecture. « C’est comme si, à force de se conformer aux attentes du monde qui nous entoure, on finissait par vivre en manque de soi… L’art doit avoir cette capacité de nous réveiller, de faire bouger nos frontières internes, sinon ce n’est que de l’artisanat. C’est l’épaisseur, l’intensité, la profondeur d’une œuvre qui la distingue du flot d’images bien léchées et filtrées qui nous inonde chaque jour. Exactement comme en architecture, où une surface est composée d’une juxtaposition de plusieurs matériaux. L’âme, c’est prendre le temps de traverser ces couches, ces épaisseurs ; aller à la recherche du noyau dur, percer la carapace, retourner à notre vulnérabilité, car c’est à cet endroit que bat le cœur originel.Et c’est précisément, je pense, ce qui touche les gens, et ce que j’essaye de faire à travers mon travail : déconstruire pour reconstruire. »
Made in Humanity
Bien que le champ d’investigation d’Alun soit multiple, ses projets ont tous pour dénominateur commun la condition humaine. Après les séries Empowering The Women of Senegal et Empire of Children (une commande de l’UNICEF ayant fait l’objet d’une exposition solo à Dakar en 2016), il traite dans le remarquable Antonym Project des grandes problématiques affectant nos sociétés contemporaines (crise des réfugiés, dérèglement climatique, appauvrissement, religion…) en revisitant le travail de l’artiste visuel Janol Apin, connu pour ses séquences du métro parisien mettant directement en scène le nom des stations. Avec Empowering, la série Edification, qui explore l’avenir d’une humanité liée aux nouvelles technologies, reste à ce jour l’une de ses œuvres les plus marquantes. Suivant un ordre chronologique, elle s’intéresse aux moments cruciaux de la construction de soi jalonnant le chemin de l’enfance (le jeu, la transmission, l’apprentissage, l’amitié…) et interroge les nouveaux totems civilisationnels de notre ère numérique (symbolisés par le casque de réalité virtuelle que revêt chacun des petits protagonistes), imaginant leur cohabitation harmonieuse avec l’héritage des Anciens, comme dans ce face à face entre un djinn portant un masque africain et un petit garçon flanqué d’un casque (masque) de réalité augmentée. Les scènes capturées, d’une fraîcheur et d’une épure remarquables, mêlent douceur onirique et foi en l’avenir : une fillette pose fièrement en habits traditionnels, dans une attitude de super héroïne ; un petit garçon tend la main à un autre pour l’aider à monter dans un bus ; une enfant écoute avec attention les histoires de son grand-père ; un garçonnet, veillé par deux statues, s’abîme dans la lecture d’Architectural Graphic Standards…
Dernier projet en cours : Unblack Unwhite. Un travail de déconstruction sur les pratiques de face painting, sorte de variation autour des couleurs de peau et des masques (à nouveau…) mettant à nu le « Minstrel Show de l’âme », la mise en scène de soi et la volonté de toujours se définir par une couleur et/ou une appartenance ; le masque restant une interprétation, une étiquette, et non la réalité profonde d’un être.
Une nouvelle façon de casser les codes par laquelle Alun Be affirme une fois de plus son refus du conformisme, de l’indifférence et du renoncement. « Je pense que je fais partie de la catégorie d’artistes qui ont le devoir de refléter leur époque. Notre travail doit aider les sociétés à grandir ». CQFD : à grand talent, grandes responsabilités…
« L’art doit avoir cette capacité de nous réveiller, de faire bouger nos frontières internes, sinon ce n’est que de l’artisanat »