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Avec « La Kinoise », Tisya Mukuna fait le pari du café made in Congo

Alors que la valorisation des produits 100 % locaux fait de plus en plus d’adeptes en République démocratique du Congo, la fondatrice de la marque de café « La Kinoise » veut en faire son point fort, en misant sur le développement local de tous les maillons de la chaîne de valeur.

Par Harley McKenson-Kenguéléwa


Femmes d’Afrique Magazine, Africa News, Africa Radio, BBC Afrique, Le Monde, Jeune Afrique, Canal+… Si l’on juge du degré de notoriété d’une personnalité à la couverture médiatique dont elle fait l’objet, Tisya Mukuna, par ailleurs médaille du mérite civique congolais et lauréate de l’ICN Top Emerging African Young Women Leaders 2021 — qui l’a propulsée parmi les 50 jeunes femmes leaders les plus influentes du continent —, est assurément une personnalité à suivre… ainsi qu’une source d’inspiration pour de nombreux entrepreneurs/euses en herbe. Un statut d’étoile montante qui lui a également valu de figurer dans le Top 30 Under 30 de notre magazine, paru en juillet 2022.

Le 3 septembre dernier, à peine deux ans après avoir créé sa marque de café, Tisya inaugurait une usine de torréfaction et de conditionnement d’une capacité de 35 000 paquets/jour (contre 100 paquets/jours lorsqu’elle en était encore à la production artisanale), en présence de plusieurs personnalités de premier plan. Située à Kingabwa, un quartier du nord de la commune de Limete à Kinshasa, cette unité de production industrielle devrait, à terme, permettre de couvrir la demande globale en café de la RDC, mais aussi de promouvoir le terroir congolais hors des frontières nationales et rendre à ce pays autrefois reconnu pour la qualité de son café et son savoir-faire en torréfaction, sa place de « leader de l’or brun » en Afrique (fierté nationale dans les années 1980, la culture du café a depuis considérablement diminué ; les provinces de l’Est, où se trouvaient la majorité des exploitations, ont connu la guerre à partir de 1996, et la plupart des cultivateurs ayant dû fuir, la maladie du flétrissement du café s’est installée, aggravant la situation. Aujourd’hui, seules 11 000 tonnes de café sont exportées chaque année, NDLR). Une véritable consécration pour cette jeune femme pleine de détermination, et un grand bond en avant dans le développement de son entreprise : « Avant la construction de l’usine, nous produisions de manière artisanale 100 paquets de café par jour. Désormais, nous aurons la possibilité d’en écouler 40 par minutes ! »
Tout juste trentenaire, la dirigeante peut en effet s’enorgueillir d’avoir fait preuve d’une remarquable capacité à maîtriser l’intégralité de la chaîne de valeurs dans le processus d’élaboration du café, depuis la récolte, la torréfaction et la mouture, jusqu’à l’écoulement du produit (décliné en trois gammes de café moulu : arabica, robusta et mocaccino et, depuis peu, en sachets unidose biodégradables se filtrant comme du thé), aujourd’hui disponible dans les supermarchés et divers points de vente de Kinshasa, Matadi, Boma et Lubumbashi. Un fait rarissime en RDC où seuls quelque 3 % des grains cultivés sont transformés localement, les agriculteurs n’ayant généralement d’autre recours que d’exporter leur production, faute d’infrastructures adaptées (électricité capricieuse, routes non asphaltées, lourdeurs administratives…).


La voie du succès semble donc ouverte pour la jeune dirigeante, qui incarne parfaitement l’aspiration des femmes à dépasser les préjugés de la société patriarcale pour prendre sans complexe les commandes dans la sphère économique. Réputée grande travailleuse, la cheffe d’entreprise a pour leitmotivs l’exigence et la persévérance. « Je cumule souvent les fonctions de comptable, cheffe de projet et stratège marketing et commercial », révèle-t-elle. Pour Jérôme Pertuy, l’architecte qui a assuré la coordination et l’exécution des travaux relatifs à la construction de l’usine de torréfaction, « Tisya est dotée d’une ténacité à toute épreuve. Elle se démarque par sa capacité d’adaptation aux situations nouvelles ou changeantes et est toujours guidée par des idées claires lorsqu’elle travaille ». D’autres observateurs soulignent également « sa grande capacité de travail », « son pragmatisme », « son opiniâtreté », et surtout « sa pugnacité » — le fait que cette femme de conviction, dotée d’une conscience sociale très développée, soit aussi une grande amatrice de boxe n’y est sans doute pas étranger ; le logo de « La Kinoise » fait d’ailleurs référence à la tribu Mangbetu, dont les femmes étaient considérées comme des « guerrières de l’agriculture », explique-t-elle. Une soif d’avancer et de réussir inhérente à son tempérament et à la fougue de son jeune âge, qui comporte néanmoins quelques contreparties, comme le relève Jérôme Pertuy : « Le côté perfectionniste de Tisya, son envie permanente de faire accélérer les choses et sa détermination à vouloir obtenir rapidement des résultats satisfaisants engendrent parfois des situations de vulnérabilité à la frustration, l’impatience ou l’insatisfaction ».

Entrepreneuse dans l’âme

La trajectoire académique et professionnelle de la jeune congolaise, arrivée dans le café presque par hasard, contient tous les ingrédients d’une success-story. À commencer par son prénom qui semble prédestiné, puisque le terme hindi (une des langues officielles de l’Union indienne, NDLR) de « Tisya » pourrait se traduire par « de bon augure », « chance » ou « étoile » en français. Née à Kinshasa en 1992, la « petite étoile » passe son enfance et son adolescence en France. Fille de deux parents entrepreneurs, Tisya développe très tôt la « bosse des affaires ». « Toute petite, je mélangeais de l’eau et du sirop, avec l’aide de ma sœur, pour les revendre autour de nous par la suite. L’argent récolté nous servait à acheter nos propres pâtisseries et sucreries », se souvient-elle, amusée. Élève au lycée Honoré de Balzac dans le 17e arrondissement de Paris, elle décroche en 2010 un Baccalauréat économique et social option mathématiques, puis intègre l’Université Paris Nanterre dont elle sort diplômée d’une bi-licence en gestion et langues anglophones, en 2014. Elle effectue ensuite des stages chez Panasonic France, Microsoft France et l’agence de publicité Biborg, afin de consolider ses acquis dans le domaine du marketing. Des expériences positives, qui l’amèneront néanmoins à réaliser que le fait de dépendre d’un employeur ne lui convient pas. Le virus de l’entrepreneuriat, qui la tient depuis l’enfance, s’épanouit dans un premier temps à travers la création du blog culinaire Fitmiam, axé sur la promotion du bien-manger.
Parallèlement, Tisya renoue avec les bancs de l’université : étudiante à l’IÉSEG School of Management, elle opte pour la filière Master Marketing et choisit de combiner son cursus au campus de Paris-La Défense avec un séjour académique en Chine, ce qui lui permet d’obtenir en 2016 un master of Business Administration (MBA) en négociation des affaires à la Shangaï International University.

Une fois de retour au pays en 2017, la vie de Tisya prend une tournure inattendue : alors qu’elle prend régulièrement plaisir à cultiver tous types de fruits et légumes dans la parcelle familiale (son père fait notamment de l’élevage et de la pisciculture, NDLR) de 20 hectares, située dans la commune de Mont-Ngafula à une vingtaine de kilomètres au sud de Kinshasa, elle rend également possible, contre toute attente, la culture de caféiers. Un choix qui au départ, laisse perplexe plus d’un agronome, et même plusieurs membres du Conseil interprofessionnel pour la promotion de l’agriculture (CIPA), la région de Mont-Ngafula étant réputée particulièrement impropre à la culture du café, contrairement aux terroirs du Nord-Kivu, de l’Ituri, de l’Équateur ou du Kasaï. « Pari risqué », « insensé », déclarent alors ses détracteurs les plus virulents. Pourtant, cultiver à proximité de la capitale congolaise présente toute sorte d’avantage stratégiques, permettant notamment de réduire drastiquement les frais de transport et pertes en tous genres. En 2019, pour sa toute première récolte commercialisée, Tisya Mukuna obtient trois tonnes de café : 90 % d’arabica et 10 % de robusta. Autant dire que la première tasse est forte en émotions ! Les dés sont lancés : en février 2020, Tisya créé officiellement « La Kinoise », première marque de café cultivé et produit dans la ville de Kinshasa, sous le giron de l’entreprise événementielle baptisée « La Boîte », qu’elle a fondée en 2018.

Une plantation de près de 6 000 caféiers

Aujourd’hui, c’est toute une équipe d’employés engagés et passionnés qui s’attelle à faire pousser de l’arabica et du robusta dans la plantation de Mont-Ngafula, assurant les opérations de séchage, décorticage, torréfaction et mouture. « Notre plantation est déjà remplie de près de 6 000 caféiers […]. La vente du café transformé s’effectue par le canal d’un réseau d’une cinquantaine de distributeurs et partenaires, parmi lesquels des hôtels, des restaurants et supermarchés », se réjouit Tisya Mukuna. La jeune battante souhaite mettre son expérience au service de celles et ceux qui rencontrent des difficultés dans leur aventure entrepreneuriale, comme elle-même a pu en rencontrer. Portant également la casquette de vice-présidente nationale des jeunes entrepreneurs au sein de la Fédération des entreprises du Congo (FEC), elle s’emploie à favoriser une meilleure compréhension des problèmes auxquels ces derniers sont confrontés au quotidien dans le développement de leur activité, tout en favorisant l’échange entre les membres. D’une manière générale, en guise de conseil aux aspirants porteurs de projet, elle renvoie à ce mantra qu’elle a fait sien : « Si la porte est fermée, n’hésite pas à passer par les fenêtres ».

À terme, l’idée de l’entrepreneuse est de diversifier sa production à travers l’agro transformation d’autres cultures pérennes (cacao, basilic, citronnelle, menthe…) et, plus globalement, de contribuer au développement du secteur agricole, vecteur de développement économique, et donc de concorde : « Cela devrait être une priorité sur la base d’une éducation forte et moderne. Les acteurs sont là ». À bon entendeur…

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