Touché de plein fouet par « l’affaire Steinhoff », le plus grand scandale financier de l’histoire de la nation Arc-en-ciel, Christo Wiese a réintégré en 2023 le classement Forbes des milliardaires africains, au terme d’une épique bataille juridique. Un come-back digne d’un roman balzacien.
Par Kerry A. Dolan
Des hauts et des bas. La nature cyclique de la vie des affaires n’a jamais échappé à personne, mais rarement celle-ci aura été aussi frappante que dans la trajectoire de vie du milliardaire sud-africain Christoffel « Christo » Wiese. Basé au Cap, l’entrepreneur – qui s’est notamment fait connaître en rachetant la chaîne de supermarchés sud-africaine Shoprite en 1979 – aura assurément eu sa part de spectaculaires coups gagnants et de monumentales déconvenues au cours de sa longue carrière d’homme d’affaires.
Rien n’approche toutefois le nadir atteint fin 2017. En décembre de cette année, le self-made-man, « roi » tout-puissant de la distribution en Afrique du Sud, est informé de graves fraudes comptables au sein du conglomérat Steinhoff International (propriétaire entre autres de l’enseigne française Conforama), dont il est à la fois le président et principal actionnaire, avec 25 % des parts. Une enquête de PricewaterhouseCoopers (PwC), chiffre alors le montant total de la fraude à…7,4 milliards de dollars (un peu plus de 6,9 milliards d’euros) ; une somme colossale correspondant à des transactions falsifiées sur une période de neuf ans, de 2009 à 2017, et qui fait de « l’affaire Steinhoff » l’équivalent sud-africain de la débâcle du géant américain de l’énergie Enron, en 2001. Steinhoff International avait acquis en 2015 le détaillant de vêtements à prix réduit de Wiese, Pepkor, pour 5,7 milliards de dollars en actions et en espèces ; et il en est devenu le président un an plus tard, en mai 2016.
Acculé de toutes parts, Christo Wiese démissionne de son poste de président à la mi-décembre 2017 et voit sa fortune fondre comme neige au soleil, dans le sillage de l’effondrement de près de 90 % du cours de l’action Steinhoff. Le capitaine d’industrie, qui « pesait » une année plus tôt 5,6 milliards de dollars (environ 5,3 milliards d’euros) selon Forbes, disparaît du classement des milliardaires africains.
Cinq années plus tard, le businessman est de retour au sommet. Après avoir prouvé qu’il n’avait joué aucun rôle dans cette escroquerie monumentale (à l’inverse de Markus Joost, le PDG du groupe Steinhof de 2000 à 2017, considéré comme le principal cerveau de cette colossale fraude), Christo Wiese a encaissé un règlement de 500 millions de dollars (468 millions d’euros) en espèces et en actions, à l’issue d’une bataille juridique de plusieurs années. Résultat, le tycoon du Cap figure à nouveau dans le classement des milliardaires africains publié par Forbes, à la 18e place. Un retour en grâce unique dans les annales du monde des affaires continental.
Christo Wiese a encaissé un règlement de 500 millions de dollars (468 millions d’euros) à l’issue d’une bataille juridique de plusieurs années
Des alertes répétées
Interrogé récemment sur son épreuve par nos confrères de Forbes US, Wiese a décrit en ces termes ce que fut sa première réaction : « Ce fut un choc énorme de découvrir que cette fraude [Steinhoff] était au cœur de l’entreprise ». L’autre choc ? « Le fait que les personnes qui commettaient la fraude aient réussi à franchir tous les obstacles », a-t-il ajouté, en les énumérant : les auditeurs internes, l’auditeur externe Deloitte, la Banque de réserve sud-africaine, les banques internationales qui prêtaient des milliards de rands à Steinhoff, les bourses sud-africaine et allemande de Francfort (où les actions de la société sont négociées) et les agences de notation. Que savait Wiese ? Rien, il insiste : « Les gens disaient “Mais Christo, vous étiez le président”. Et j’ai dit que j’ai présidé quatre réunions du conseil d’administration pendant tout ce temps. Suis-je censé savoir ce que tous les autres gardiens ont manqué ? »
Malgré ses dénégations, Wiese – tout comme la communauté des investisseurs – avait été alerté de préoccupations concernant Steinhoff, ce une dizaine d’années avant que le vendeur de meubles admette ses problèmes. En 2007, Sean Holmes, un analyste de JP Morgan basé en Afrique du Sud, avait produit un rapport critique de 56 pages qui mettait en doute les bénéfices de Steinhoff et pointait du doigt une mauvaise communication financière et un manque de transparence du groupe. C’est ce que rapporte Rob Rose dans son livre Steinheist : Markus Jooste, Steinhoff & SA’s Biggest Corporate Fraud, paru en 2018. L’ouvrage relate également une réunion de 2009 que Wiese eut avec un autre analyste, au cours de laquelle furent évoqués des sujets comme les actifs gonflés de Steinhoff et son « taux d’imposition curieusement bas ». La scène se passe des années avant que ce dernier ne vende sa société à Steinhoff. Enfin, en 2015, juste avant que Steinhoff ne transfère sa principale cotation en bourse à Francfort, une autorité fiscale allemande avait émis des doutes sur la comptabilité de l’entreprise. À quoi Wiese répondit qu’un cabinet d’expertise comptable engagé peu après par le conseil d’administration n’avait relevé aucun problème.
Aujourd’hui, avec le recul – et selon le point de vue adopté –, on peut estimer que le self-made-man a soit fait preuve d’une confiance aveugle en Steinhoff, soit pris un risque considérable et perdu. En septembre 2016, il avait emprunté 1,8 milliard de dollars (environ 1,7 milliard d’euros) à des banques pour financer l’achat d’autres actions Steinhoff, faisant passer sa participation de près de 20 % à 25 %. Et pour garantir les prêts, Wiese avait mis en gage la grande majorité de ses propres actions Steinhoff. Lorsque, fin 2017, l’action Steinhoff a chuté, les banques ont pris le contrôle de ses actions. La transaction de prêt a été clôturée autour des actions Steinhoff, de sorte qu’en cas de défaut, les banques ne pouvaient pas s’en prendre aux autres actifs de Wiese, comme l’a déclaré un porte-parole du groupe.
« Je n’allais pas laisser ce désastre presque incroyable gâcher ma vie »
Escroqué à hauteur de 5 milliards de dollars
Au total, Christo Wiese affirme avoir été escroqué de 5 milliards de dollars (environ 4,7 milliards d’euros) et c’est pour ce montant qu’il a poursuivi Steinhoff en 2018. Il a fallu attendre fin janvier 2022 pour que Steinhoff obtienne des tribunaux sud-africains et néerlandais (le groupe a son siège à Amsterdam) qu’ils approuvent son offre de règlement aux actionnaires – Wiese et des milliers d’autres – et aux créanciers. Le règlement d’environ 500 millions de dollars (468 millions d’euros) qu’obtiendra finalement Wiese a pris la forme d’un paiement en espèces et d’une participation de 5 % dans le détaillant coté en bourse Pepkor Holdings (qui appartient désormais à 51 % à Steinhoff International). Une victoire donc, mais à la Pyrrhus, le businessman s’étant résolu à accepter 10 % seulement de ce qu’il demandait initialement. Wiese dit avoir accepté de guerre lasse, en partie pour mettre un terme aux négociations, qui n’en finissaient pas. Quant à Steinhoff, il a financé le règlement avec des actions de Pepkor et des liquidités provenant de la vente d’actifs, bien qu’il possède toujours 50 % de la société américaine MattressFirm et quelques autres participations.
Le richissime Sud-Africain n’a jamais risqué de perdre entièrement sa fortune. Outre sa participation dans Steinhoff, il possède plus de 10 % de la chaîne de supermarchés cotée en bourse Shoprite Holdings, le plus grand détaillant d’Afrique – une sorte de Walmart sud-africain, qui met l’accent sur les prix bas. Celle-ci a réalisé un chiffre d’affaires de 10,7 milliards de dollars (environ 10,1 milliards d’euros) au cours du dernier exercice fiscal, emploie 145 000 personnes et possède près de 3 000 magasins en Afrique du Sud. Dans le sillage du cauchemar comptable de Steinhoff, Wiese a vendu pour des centaines de millions de dollars de ses actions Shoprite, réduisant sa participation de 18 % en 2017.
Parmi ses autres participations, citons la société d’investissement industriel Invicta Holdings, cotée à la bourse de Johannesburg, qui compte des investissements en Chine, à Singapour, au Royaume-Uni, ainsi qu’une petite entreprise aux États-Unis. Par l’intermédiaire d’une autre société, Tradehold Ltd, il possède des entreprises industrielles en Afrique du Sud et des biens commerciaux au Royaume-Uni. Et par le biais de Brait PLC, société cotée au Luxembourg, Wiese détient des participations dans les clubs de santé Virgin Active et dans deux entreprises sud-africaines : une marque de mode et une entreprise de biens de consommation.
Un preneur de risques massifs
Interrogé par Forbes, Syd Vianello, un analyste financier basé à Johannesburg, tranche : « Christo a été un preneur de risques massif toute sa vie ». Pour ce dernier, « l’Afrique n’est pas un endroit pour les mauviettes ». Wiese, qui se définit comme un optimiste incurable, partage cet avis. « Cela fait 55 ans que je suis dans les affaires », explique-t-il avec philosophie. « J’accepte simplement que le monde soit toujours difficile ».
Avant qu’il devienne le plus grand magnat de la vente au détail en Afrique, le parcours de l’homme d’affaires fut sinueux. Après ses études à l’université de Stellenbosch (dont il sort diplômé en droit), il rejoint en 1970 la société PEP, chaîne de vêtement à prix réduits créée par un cousin éloigné. Quatre ans plus tard, jugeant qu’il n’est pas fait pour être numéro deux, il quitte cet emploi, en quête d’une activité exigeant moins d’heures de travail, car son souhait est également de fonder une famille. Wiese, né en 1941, a alors 33 ans. Après un détour par l’achat, la gestion puis la vente d’une mine de diamants, il revient finalement voir son cousin. Entre-temps, celui-ci a développé PEP et fait l’acquisition de la chaîne d’épicerie Shoprite. Wiese lui propose de racheter l’ensemble, ce que le cousin accepte.
Le nouveau patron du groupe sud-africain s’attache à maintenir des prix bas dans ses magasins et, en plein apartheid, à servir les clients pauvres, quelle que soit leur couleur de peau. Une dizaine d’années s’écoulent et, en 1986, Wiese transforme Shoprite et PEP (rebaptisée Pepkor) en sociétés publiques distinctes, tout en gardant le contrôle des deux entreprises. En 2014, il contrôle ainsi les deux plus grandes entreprises de vente au détail d’Afrique du Sud. Mais impossible pour l’insatiable Afrikaner de se développer davantage au niveau national, les lois antitrust l’en empêchant. C’est ainsi qu’il se tourne vers Steinhoff, qui multiplie alors les affaires en Europe et en Afrique du Sud. « Je suis arrivé à la conclusion qu’il s’agissait d’une entreprise avec un bilan très solide, des flux de trésorerie importants, une direction expérimentée et des opérations internationales », se souvient-il. La suite ne lui donnera pourtant pas raison…
Aujourd’hui âgé de 81 ans, Wiese affirme qu’il n’a nulle intention de prendre sa retraite, même s’il a les moyens de rester détaché des contingences matérielles. Ainsi a-t-il déclaré à nos confrères : « En 2021, j’ai failli mourir de la Covid-19. J’ai alors compris que je ne suis pas forcément destiné à vivre éternellement. Mais mon problème, c’est que je ne joue pas au golf, je ne fais pas ce genre de choses. Pour moi, mon plaisir, c’est mon activité ». Et puis, sans doute le milliardaire n’a-t-il pas vraiment envie que « l’affaire Steinhoff » soit son dernier chapitre. « Je n’allais pas laisser ce désastre presque incroyable gâcher ma vie », ajoute-t-il. « J’ai beaucoup de raisons d’être reconnaissant [à l’égard de la vie, NDLR]. J’aime mon pays, j’ai une famille merveilleuse, des amis merveilleux. J’ai simplement décidé de poursuivre ma vie ». On l’aura compris, Christo Wiese ne semble décidément pas prêt à lever le pied.
« Christo a été un preneur de risques massif toute sa vie »