Présente en Afrique depuis les années 1950, la major italienne Eni mise plus que jamais sur le continent pour assurer la sécurité de ses approvisionnements pétrogaziers et mener à bien la transition énergétique. À la tête de l’entreprise depuis 2014, Claudio Descalzi analyse dans cette interview les évolutions en cours de la filière tout en précisant ses ambitions africaines.
Par Léopold Muta
Forbes Afrique : Les prix du pétrole et du gaz naturel ont fortement rebondi depuis les plus bas atteints au printemps 2020. Dans ce contexte, comment se porte Eni ?
Claudio Descalzi : Le prix du Brent devrait, selon nos estimations, continuer à évoluer autour de la moyenne des prix de cette année, car la demande mondiale ne devrait pas faiblir suffisamment pour contrecarrer les tensions créées par l’incertitude géopolitique et la volatilité des marchés. Dans ce contexte particulier, caractérisé par une complexité et des risques pour la sécurité des approvisionnements énergétiques, nous poursuivrons la mise en œuvre de notre stratégie de diversification avec efficacité et détermination.
Nous étions déjà dans une logique de remplacer le gaz livré par de tierces parties par une augmentation de notre propre production (equity gas). Après l’invasion de l’Ukraine (en février 2022, NDLR), nous avons accéléré l’exécution de cette stratégie, en tirant notamment parti de nos importantes découvertes gazières. De ce point de vue, nos partenariats historiques avec les pays africains ont joué un rôle fondamental. Nous avons notamment signé de nouveaux accords d’approvisionnement en gaz avec l’Algérie, l’Égypte et le Congo. En Afrique de l’Est, la production de gaz a démarré avec le projet offshore Coral South, que nous avons mis en production dans les timings et budgets originaux, même en temps de pandémie. C’estle premier développement de l’important potentiel gazier du Mozambique. Nos initiatives sont conçues pour fournir jusqu’à 20 milliards de m3 de gaz d’ici 2025, ce qui couvrira effectivement 100 % des importations de gaz russe comptabilisées en 2021. Et au-delà du continent africain, nous avons intégré en juin dernier la phase de développement du North Field East au Qatar, le plus grand projet de gaz naturel liquéfié (GNL) au monde.
De manière plus large, la crise à laquelle nous sommes confrontés ne doit pas nous faire oublier le besoin crucial d’une transition énergétique juste. C’est pourquoi, tout en maximisant nos efforts en matière de sécurité énergétique, nous continuons à mettre en œuvre notre stratégie de décarbonisation avec encore plus d’engagement.
Vous avez tenu de nombreuses réunions au sommet avec vos partenaires africains ces derniers mois (déplacements en Égypte, au Congo, en Algérie, en Côte d’Ivoire, etc.), ce qui reflète l’importance de l’Afrique dans votre feuille de route. Que représente aujourd’hui le continent dans vos opérations à l’échelle mondiale ?
C.D. : L’Afrique a joué un rôle fondamental dans l’histoire d’Eni et continue de représenter une part significative de nos opérations actuelles et de nos projets à venir. Les premières opérations d’Eni à l’étranger ont eu lieu en Égypte dans les années 1950. Depuis, nous avons étendu nos activités à tout le continent, en établissant des partenariats à long terme dans les pays où nous opérons. Aujourd’hui, plus de la moitié de la production d’hydrocarbures et des réserves d’Eni se trouvent en Afrique.
Plus largement, je pense que la phase historique que nous vivons va conduire l’Europe vers un partenariat énergétique solide et stable avec les pays africains. Les pays européens ont des technologies et des capacités d’investissement, mais n’ont pas de ressources énergétiques. À l’inverse, les pays africains ont d’énormes ressources énergétiques, mais manquent d’investissements et de technologies. En somme, nous avons mutuellement besoin les uns des autres. L’Europe ne pourra toutefois construire un véritable partenariat stratégique avec l’Afrique que si elle adopte la bonne approche, en veillant à ce que les pays producteurs obtiennent un développement social et économique durable.
« L’Afrique a joué un rôle fondamental dans l’histoire d’Eni et continue de représenter une part significative de nos opérations actuelles et à venir »
Sur le plan sécuritaire, comment gérez-vous des situations telles que celles rencontrées au Mozambique ou en Libye, où vous êtes très impliqués ?
C.D. : En ce qui concerne le Mozambique, nous continuons à suivre de près la situation sécuritaire à Cabo Delgado. Pour l’heure, nos activités, qui sont entièrement offshore, n’ont pas été affectées. Quant à la Libye, nous y sommes présents depuis 1959 et avons toujours été parfaitement intégrés à la population. Nous sommes restés dans le pays pendant la révolution — commencée en 2011 — grâce au rôle essentiel que nous avons joué dans la fourniture d’énergie aux communautés locales. Depuis longtemps nous avons décidé, en accord avec nos partenaires locaux, d’affecter une partie du gaz à l’approvisionnement du pays, plutôt que de le destiner totalement à l’exportation. C’est un choix qui privilégie le développement durable sur un horizon à long terme, et qui nous a donc permis de rester, même dans les moments les plus difficiles — et nous continuons à y rester.
La RDC a récemment lancé des appels d’offres pour trois blocs gaziers et vingt-sept blocs pétroliers. Avez-vous l’intention de vous positionner sur ce pays ? Et plus largement, quelle stratégie dicte habituellement votre approche lorsque vous souhaitez prospecter de nouveaux territoires d’exploration ?
C.D. : Les appels d’offres que vous évoquez en RDC ne font pas partie de nos priorités actuelles. Quant à nos activités d’exploration, notre objectif est de nous concentrer sur les opportunités à faible risque, à proximité des champs et des infrastructures, dans des bassins éprouvés et permettant une mise sur le marché rapide et des coûts de développement et d’exploitation faibles. De fait, la quasi-totalité (90 %) de nos activités d’exploration dans les régions pionnières se situe dans des zones où nous disposons de solides connaissances géologiques et dans des pays où nous sommes déjà présents.
Près d’un an après avoir identifié le gisement offshore Baleine en Côte d’Ivoire, vous avez dévoilé il y a peu une nouvelle découverte d’or noir et de gaz naturel dans un bloc adjacent à la première, qui devrait augmenter de 25 % les réserves initialement annoncées dudit gisement. Que représente ce type de découverte à l’échelle d’un groupe mondial comme le vôtre ?
C.D. : La découverte du gisement Baleine est intervenue vingt ans après la dernière découverte d’hydrocarbures en Côte d’Ivoire. Ce nouveau champ offshore contient environ 2,5 milliards de barils de pétrole et près de 3 300 milliards de pieds cubes de gaz associé, ce qui est une taille considérable. Davantage, ce gisement change la donne pour de nombreuses raisons : il relance la production d’hydrocarbures du pays, et la totalité du gaz sera destinée au marché local pour la production d’électricité, ce qui renforcera le rôle du pays en tant que pôle énergétique régional. En outre, le projet Baleine sera le premier développement net zéro en Afrique pour les émissions de scope 1 (émissions directes de l’entité) et 2 (émissions indirectes en aval de l’entité), et nous travaillons sur un développement accéléré pour démarrer la production pétrolière dans le premier semestre de 2023.
L’industrie pétrolière est un secteur où les besoins en capitaux pour lancer de nouveaux projets sont très importants. Dans le contexte actuel de hausse des taux directeurs pour contrer l’inflation— synonyme de hausse des charges financières—, cela pourrait-il se traduire par une remise en cause de certains de vos projets en cours ?
C.D. : Non, nous continuerons à investir conformément à notre plan, en maintenant une discipline financière stricte. À ce titre, nous ne voyons pas de contrainte particulière liée à la hausse des taux d’intérêt. Notre bilan est solide et nous garantira l’exécution de notre stratégie, même dans un environnement de coûts plus élevés.
Votre entreprise est très active dans le secteur gazier, notamment en Afrique. Est-ce une priorité pour vous ?
C.D. : Le gaz est un levier important dans la stratégie de transition énergétique d’Eni, car c’est une source d’énergie qui peut servir de pont jusqu’à ce que l’innovation technologique permette aux sources d’énergie renouvelable et aux projets d’économie circulaire de prendre le dessus. De ce fait, le gaz joue depuis longtemps un rôle central dans nos activités en Afrique : dans de nombreux pays comme l’Algérie, l’Égypte, la Libye, le Congo, ou le Ghana, la production de gaz est presque entièrement destinée aux marchés locaux pour assurer la production d’électricité et améliorer l’accès à l’énergie. Mieux, l’Afrique peut désormais regarder au-delà de la consommation locale de gaz, car le continent dispose d’abondantes ressources capables de satisfaire tant ses propres besoins que les marchés d’exportation, pour répondre à la demande mondiale croissante de GNL. Nos découvertes de gaz en Méditerranée ont par exemple fait passer l’Égypte d’un statut d’importateur de gaz à celui d’exportateur en quelques années. Au Mozambique, le démarrage de la production de gaz dans le cadre du projet offshore Coral South a ouvert une nouvelle voie pour ce pays grâce à un système offshore de GNL plus léger. L’expérience acquise grâce à ce projet nous permettra de reproduire des schémas similaires au Mozambique et dans d’autres pays, comme le Congo : les progrès technologiques ont rendu les installations flottantes de GNL plus agiles, accélérant ainsi la commercialisation des ressources gazières et fournissant un accès plus rapide aux marchés mondiaux. En Angola, nous avons récemment pris la décision finale d’investissement dans un nouveau consortium gazier, le New Gas Consortium (NGC), qui développera les champs gaziers de Quiluma et Maboqueiro, dans ce qui sera le premier développement de gaz non associé en Angola, garantissant ainsi des volumes de gaz accrus pour le pays. Donc oui, le gaz est une priorité absolue pour Eni en Afrique.
À plus long terme, comment comptez-vous relever le défi de la transition énergétique ? Dans votre stratégie de décarbonisation totale de vos produits et procédés d’ici 2050, les biocarburants jouent notamment un rôle clé. Pouvez-vous nous en dire plus sur vos initiatives africaines dans ce domaine spécifique ?
C.D. : Garantir un accès universel à l’énergie de manière efficace et durable est le principal défi actuel du secteur énergétique. La demande d’énergie va continuer à croître fortement dans les marchés émergents et les économies en développement dans les années à venir. En conséquence, toutes les technologies propres et efficaces disponibles sont nécessaires pour lutter contre le changement climatique. Pour réduire les émissions de CO2, il est notamment essentiel d’opérer un changement radical en faveur des biocarburants dans des domaines tels que le transport, qui a toujours été fortement tributaire des combustibles fossiles. Eni est d’ores et déjà le 2e producteur mondial de biocarburants, et nous avons été la première entreprise au monde à convertir une raffinerie de combustibles fossiles en raffinerie de biocarburants, à Venise en 2014.
L’Afrique joue un rôle central dans la mise en œuvre de cette stratégie puisque nous avons opté pour un modèle d’intégration verticale, où la production d’huile végétale est initiée sur des terres arides ou dégradées du continent. Nous privilégions par ailleurs des cultures qui ne concurrencent pas la production alimentaire, en garantissant l’accès au marché aux agriculteurs locaux et en leur assurant des revenus complémentaires, des postes de travail, et une diversification économique. Cela nous permet de disposer ainsi de volumes stables de matières premières agricoles pour notre système de bioraffinage tout en assurant l’inclusion du continent dans la chaîne de valeur des biocarburants. Des projets ont déjà été lancés au Kenya et au Congo, et nous développons également de nouvelles initiatives au Bénin, en Côte d’Ivoire, en Angola, au Mozambique et au Rwanda, en partenariat avec des institutions locales et avec l’Agence internationale pour les énergies renouvelables (IRENA).
Un dernier mot sur vous. Après une longue procédure judiciaire, liée à des accusations de pots-de-vin pour l’acquisition (en 2011) du bloc offshore nigérian « OPL 245 », vous avez été définitivement relaxé par la justice italienne. Un commentaire après la conclusion de cette longue affaire ?
C.D : Tout au long de cette procédure, j’ai toujours été convaincu que la justice prévaudrait. Eni, moi-même et toutes les personnes impliquées avons été acquittés, car il n’y avait pas matière à débattre depuis le début et les acquittements sont maintenant complets et définitifs.
” L’Afrique peut désormais regarder au-delà de la consommation locale de gaz, car le continent dispose d’abondantes ressources capables de satisfaire tant ses propres besoins que les marchés d’exportation. ” ©Eni Coral South
Eni, Un Groupe Fortement Présent en Afrique et Engagé dans la Transition Énergétique
Aidé par la remontée des cours du pétrole et la reprise économique post-Covid, le géant italien des hydrocarbures Eni a connu une excellente année en 2021, avec un bénéfice net de 6,12 milliards d'euros. Un chiffre à des années-lumière de la performance de 2020 (8,63 milliards d'euros de pertes), un exercice il est vrai marqué par la pandémie. Quant au chiffre d’affaires, il a bondi de 74% d’une année sur l’autre, à 76,57 milliards d'euros. Pour capitaliser sur cette bonne dynamique, le groupe pourra en tous les cas compter sur l’Afrique. Depuis l'invasion de l'Ukraine par la Russie, Eni a multiplié les initiatives sur le continent africain en y identifiant des alternatives au gaz russe dans son portefeuille : accords signés avec le Congo, l'Angola, démarrage attendu de la production de gaz naturel au large du Mozambique d’ici la fin de l’année… Dans ce dispositif continental renforcé, l’Algérie en particulier- déjà deuxième fournisseur de gaz naturel de l’Italie- devrait sortir grande gagnante : le 7 septembre, Eni a annoncé l’acquisition des activités algériennes de BP, qui comprennent notamment les champs gaziers In Salah et In Amenas, co-exploités avec la compagnie nationale Sonatrach et le norvégien Equinor. Plus tôt, en juillet, le groupe italien avait annoncé la signature d’un contrat de partage de production sur l’exploitation des gisements gaziers et pétroliers du bassin de Berkine avec Sonatrach et les majors américaine Occidental et française TotalEnergies. Au terme de ces nouveaux engagements, l’Italie (via Eni) bénéficiera progressivement de près de 9 milliards de mètres cubes de gaz supplémentaires par an d’ici 2024, portant à 30 milliards de mètres cubes l’approvisionnement gazier annuel en provenance d’Algérie. Enfin, la major italienne est aujourd’hui parmi les plus en pointe dans le secteur sur les enjeux liés à la transition énergétique, Eni se fixant un objectif de réduction de 80% des émissions nettes de gaz à effet de serre de ses produits énergétiques d'ici 2050, au-delà du seuil de 70% recommandé par l'Agence internationale d'énergie (AIE). Parmi les grands groupes énergétiques, la société a par ailleurs été la première à scinder son activité dans les énergies renouvelables (éolien, solaire, bornes électriques, commercialisation), ce pôle se dénommant « Plenitude » et comptant 10 millions de clients.
” L’Europe ne pourra toutefois construire un véritable partenariat stratégique avec l’Afrique que si elle adopte la bonne approche, en veillant à ce que les pays producteurs obtiennent un développement social et économique durable.“
Claudio Descalzi, Architecte en Chef du Succès d’Eni
Né en février 1955 à Milan, Claudio Descalzi est un familier du continent africain : passé par la Libye, cet ingénieur physicien de formation a été Directeur général au Congo, avant de prendre les rênes en 2002, de la région Italie, Afrique et Moyen-Orient, la plus importante division géographique du groupe pétro-gazier. Il prend par la suite les rênes de la division exploration et production de la compagnie avant d’être nommé PDG d’Eni en mai 2014, pour succéder à Paolo Scaroni et avec l’appui de Matteo Renzi, alors président du Conseil italien (l’État italien détient une participation de près de 30 % dans le capital de l’entreprise). De fait, près de dix ans après son arrivée, le bilan du dirigeant milanais - par ailleurs membre du Conseil Général de Confindustria, l’organisation patronale italienne- est plutôt flatteur : entre 2014 et 2021, le résultat net annuel du groupe a été multiplié par près de cinq, passant de 1,33 milliard d’euros à 6,12 milliards d’euros. Une gestion rigoureuse qui explique très certainement le choix du think tank américain Atlantic Council de le nommer « Distinguished Business Leadership Award 2022 », en mai dernier. Basée à Washington et spécialisée dans les relations internationales, l’organisation a notamment rappelé le « rôle extraordinaire » assumé par Claudio Descalzi dans la transformation accélérée d’Eni, qui vise la décarbonation complète de son activité d'ici 2050, et sa contribution significative au nouveau défi de la sécurité énergétique italienne et européenne.