Par Isabelle Lessedjina, Senior Vice Présidente chez TCX et Jean Philippe Ado, consultant spécialisé dans le développement du secteur financier
Malgré le développement continu des marchés financiers locaux et les progrès réalisés dans la maîtrise de l’inflation avant la pandémie, les prêts en devises étrangères restent une composante financière essentielle dans nombre de pays africains. De fait, selon les derniers indicateurs de solidité financière du FMI (Financial Soundness Indicators), la part des prêts libellés en devises étrangères dans le total des prêts était, en moyenne, de 30 % dans des pays comme le Kenya (28,3 %), le Nigeria (32,9 %), la Zambie, (32 %) et le Ghana (25,5 %). Une proportion qui monte même au-delà de 50 % dans certaines nations telles que l’île Maurice (57,8 %) et Djibouti (56,5 %). Une dépendance dangereuse à l’égard des emprunts en devises étrangères et qui explique que certains chercheurs parlent en la matière de « péché originel », une notion renvoyant ici à l’incapacité de certains pays à emprunter internationalement dans leur propre devise. Dans les pays où les emprunteurs utilisent des hypothèques libellées en devise étrangère, cette situation génère ce que l’on appelle un risque de change, qui doit être géré de manière appropriée. Ce risque se situe généralement dans les bilans des fournisseurs de prêts hypothécaires, qui proposent ensuite leurs produits indexés sur cette même devise étrangère, ce qui transfère de facto le risque vers l’emprunteur final.
Risque de crédit
La crise américaine des subprimes, en 2008, a montré comment un tel système incontrôlé pouvait déclencher un risque de crédit associé à des externalités négatives et, in fine, nuire à la stabilité financière locale ou mondiale. Dans le cas en l’espèce, lorsque les monnaies nationales se déprécient, les obligations hypothécaires sont mécaniquement exacerbées, ce qui provoque des situations de détresse comme ce fut le cas pour certains propriétaires au Ghana, où la devise nationale, le Cedi a vu sa valeur être divisée par6 par rapport au dollar entre 2008 et 2018. Les fournisseurs d’hypothèques, proposant des produits libellés en dollars américains, ont de fait transféré le risque de change aux consommateurs finaux. Ainsi, si un propriétaire avait signé en 2008 un prêt libellé en dollars, payant l’équivalent de 250 de dollars d’hypothèque, ce qui correspondait alors à 250 cédis, ce même montant en dollars serait devenu 1500 cédis en 2018, soit une multiplication par six en seulement dix ans. Ces scénarios sont inacceptables et surtout, totalement évitables.
Sur ce point, les institutions de microfinance tendent à être un secteur qui reconnaît l’importance de protéger ses clients contre les chocs externes et de construire un écosystème résilient en fournissant des solutions de financement en monnaie locale. Il est temps pour les autres acteurs du secteur financier, en particulier les fournisseurs de prêts hypothécaires, d’en faire de même avec les classes moyennes africaines et de favoriser ainsi la stabilité financière du continent.
Solutions à explorer
Pour notre part, nous pensons qu’il est nécessaire de discuter de la meilleure façon de trouver des solutions à ces situations afin de construire un écosystème de financement immobilier qui soit résilient et durable. Ces pistes à explorer pourraient notamment passer par :
- La mise en place d’incitations à destination des apporteurs de financement nationaux afin que ceux-ci prêtent davantage aux banques et aux fournisseurs de prêts hypothécaires. Toutefois, il est bon de rappeler que ces efforts de développement des marchés de capitaux onshore en monnaie locale sont des actions à moyen et long terme. Dans l’intervalle, les banques locales et les fournisseurs de prêts hypothécaires auraient tout à gagner à travailler avec des fournisseurs de couverture de change, ce qui leur permettrait d’offrir plus de produits en monnaie locale et de mettre en place des véhicules spécialisés comme des sociétés de refinancement hypothécaire. Ces dernières ont prouvé leur valeur en fournissant des ressources à long terme en monnaie locale onshore et offshore à des taux d’intérêt abordables, la dernière émission obligataire en shillings émise par la Kenya Mortgage Refinance Company (KMRC) montrant que cette solution pouvait parfaitement fonctionner et que les investisseurs locaux pouvaient s’en inspirer.
- Par ailleurs, les prêteurs internationaux pourraient s’engager à fournir plus activement des financements en monnaie locale et à travailler avec les fournisseurs de couverture. En outre, les facilités de crédit offertes par ces prêteurs devraient continuer (1) à encourager l’utilisation de fonds dédiés à des bénéficiaires finaux spécifiques et (2) à être alignées sur la stratégie de financement immobilier des institutions financières locales.
- De même, la réglementation est essentielle pour prévenir de nouvelles crises. Un exemple de régulation opportune pourrait par exemple consister à faire en sorte que tous les prêts hypothécaires soient en monnaie locale et avec des maturités au moins aussi longues que les financements hypothécaires actuels. Dans cette optique, une première étape pourrait être de statuer que tous les prêts hypothécaires en dessous d’un montant spécifique soient libellés en monnaie nationale, protégeant ainsi la classe moyenne tout en donnant au secteur financier le temps de s’adapter. Sur ce point spécifique, les pays africains pourraient assurément s’inspirer des pays d’Europe centrale et orientale (PECO), qui ont mis en œuvre des mesures plus strictes concernant les prêts en devises étrangères. En 2013, l’autorité polonaise de surveillance financière a ainsi recommandé aux banques du pays de ne pas proposer de prêts hypothécaires en devises étrangères aux ménages qui ne gagnaient pas de revenus dans cette devise, mettant ainsi fin à l’octroi de ce type de prêts. La Hongrie a pour sa part converti, en 2014, les prêts hypothécaires qui étaient en devises étrangères.
Autant de solutions possibles qui rappellent, si besoin en était, que la résolution du problème du risque de crédit associé au risque de change en Afrique n’est pas seulement une question de protection des consommateurs, mais plus largement, une étape essentielle dans la construction d’une classe moyenne continentale résiliente.
Pour lire le rapport complet : https://www.tcxfund.com/wp-content/uploads/2022/10/Building-a-resilient-housing-sector-through-local-currency.pdf