« Grâce à notre solution (capital hybride), les pays développés peuvent prêter leurs DTS aux banques multilatérales de développement, tout en continuant à les comptabiliser dans leurs réserves ».
Propos recueillis par Olivia Yéré Daubrey
La 59e Assemblée annuelle du Conseil des gouverneurs de la Banque africaine de développement (BAD) s’est achevée le 31 mai au Kenya. Avec une augmentation générale de capital appelable de 117 milliards de dollars, l’institution se félicite du soutien de ses actionnaires et dresse la feuille de route sur les 10 prochaines années, en tant que moteur de la transformation de l’Afrique. Dans un entretien exclusif accordé à Forbes Afrique, Hassatou Diop N’Sele, vice-présidente Finances et directrice financière du Groupe de la Banque africaine de développement, revient sur le bilan de l’édition 2024.
Forbes Afrique : La 59e Assemblée annuelle du Conseil des gouverneurs de la Banque africaine de développement vient de s’achever. Que faut-il en retenir ?
Hassatou Diop N’Sele : Nous avons eu des conversations très riches autour de la réforme de l’architecture financière internationale, des pistes de réflexion ont été proposées pour la mobilisation des ressources internes, l’utilisation d’instruments et de plateformes financières innovantes et une prise de risque beaucoup plus importante par les banques multilatérales de développement. Le bilan de cette assemblée annuelle est particulièrement positif. Nos actionnaires ont applaudi les innovations financières lancées par la Banque africaine de développement sur la place internationale, qui ont un effet multiplicateur sur son impact sur le développement. Et nous apprécions la fierté avec laquelle ils en parlent.
Nous avons tout d’abord obtenu l’approbation du Conseil des gouverneurs de la Banque africaine de développement pour une augmentation générale du capital appelable de 117 milliards de dollars [environ 107 milliards d’euros, NDLR], avec un capital autorisé qui passe de 201 milliards à 318 milliards de dollars [de 184 à 292 milliards d’euros, NDLR]. Cette augmentation s’avérait nécessaire. Elle nous permettra de tirer pleinement avantage d’instruments novateurs avec les effets de levier que nous avons mis en place et, ainsi, de suivre à terme une trajectoire de prêts plus ambitieuse. Elle permet aussi de répondre aux exigences d’une agence de notation.
Dans un monde où les ressources financières publiques se raréfient en raison de fortes contraintes budgétaires, la Banque africaine de développement s’est imposée comme fer de lance de l’innovation financière, d’une part en proposant dès 2021 à ses actionnaires le développement d’un modèle de capital hybride durable (considéré à 100 % comme fonds propres) adapté aux banques multilatérales de développement ; et d’autre part en lançant avec succès, cette année, une première émission de capital hybride sur les marchés financiers de 750 millions de dollars [690 millions d’euros, NDLR], qui a eu un carnet d’ordres de 6 milliards de dollars [5,5 milliards d’euros, NDLR] provenant de 270 investisseurs. Le principal avantage de cette opération est son effet multiplicateur : 1 dollar de capital hybride, c’est 3 à 4 dollars de financement supplémentaire par la Banque, et cet effet de levier peut atteindre 8 dollars grâce au cofinancement. Le capital hybride est aussi une voie pour rallier le secteur privé au financement du développement.
« Le capital hybride est aussi une voie pour rallier le secteur privé au financement du développement »
Il a également beaucoup été question, durant nos assemblées, de l’acheminement des droits de tirage spéciaux (DTS) du Fonds monétaire international (FMI) vers les banques multilatérales de développement. La Banque africaine de développement a entamé depuis 2021 des travaux qui ont abouti à une solution novatrice pour l’acheminement de DTS vers les banques multilatérales de développement, en étroite collaboration avec la Banque Interaméricaine de Développement (BID) et le FMI. En quelques mots, grâce à notre solution, les pays développés peuvent prêter leurs DTS aux banques multilatérales de développement, tout en continuant à les comptabiliser dans leurs réserves. Notre solution, basée sur une approche capital hybride, a un effet multiplicateur de 3 à 4 hors cofinancement, et nous permettra d’investir dans des secteurs stratégiques prioritaires, mais aussi de renforcer le capital d’institutions régionales africaines. Le soutien des chefs d’État africains, de l’Union africaine, des Nations unies, des organisations philanthropiques, des organisations de la société civile et de pays tels que le Japon, la France, la Grande-Bretagne et l’Espagne, a été remarquable. Nous applaudissons la décision du conseil d’administration du FMI de mai 2024 qui vient d’approuver l’utilisation du capital hybride comme instrument éligible pour l’acheminement des droits de tirage spéciaux. Notre prochaine étape : intéresser les pays développés à acheminer leurs DTS vers la Banque africaine de développement. La communauté internationale dispose maintenant d’une approche novatrice, à coût zéro, grâce à laquelle des ressources considérables peuvent être mobilisées pour financer le développement.
Nous applaudissons l’entrée de l’Union africaine au G20 parce que la voix de l’Afrique sera plus audible, notamment en ce qui concerne la résolution des questions liées à la dette et au climat. Nous avons lancé l’année dernière le Guichet d’action climatique, ce qui était une première, répliquée d’ailleurs par certains de nos pairs. Avec un financement de départ de 429 millions de dollars [394 millions d’euros, NDLR], le premier appel à propositions de projets d’atténuation a suscité une forte demande, avec plus de 350 projets éligibles d’une valeur de 4 milliards de dollars [environ 3,6 milliards d’euros, NDLR].
« Nous applaudissons l’entrée de l’Union africaine au G20 parce que la voix de l’Afrique sera plus audible, notamment en ce qui concerne la résolution des questions liées à la dette et au climat »
Selon le rapport sur les perspectives économiques 2024 produit par votre institution, l’Afrique est confrontée à ce qu’on peut appeler un « paradoxe de développement ». En effet, si le potentiel de ressources et les taux de croissance du PIB sont élevés, les performances du continent restent faibles en ce qui concerne les ODD. À court terme, quelle est la priorité absolue, la réforme la plus stratégique à engager pour se libérer de ce paradoxe ?
H.D.N. : Les priorités stratégiques de financement de la Banque africaine de développement sont en ligne avec les défis auxquels est confrontée l’Afrique : l’électrification du continent, son industrialisation, sa sécurité alimentaire, l’intégration régionale, la qualité de vie des populations, l’égalité de genre, l’emploi des jeunes, le changement climatique, la bonne gouvernance économique et la fragilité. Cependant, nos ressources et notre capacité à mobiliser des fonds supplémentaires vers l’Afrique restent insuffisantes face au niveau colossal de ressources dont notre continent a besoin. La mobilisation des ressources intérieures est critique pour l’atteinte des objectifs de développement de nos États et le bien-être de nos populations. Cela demande, entre autres, l’élargissement de l’assiette fiscale, d’amener le secteur informel vers le secteur formel, une bonne gouvernance et une modernisation du système de collecte des impôts.
Une autre priorité est l’accélération du développement des marchés financiers domestiques, qui constitue un enjeu majeur pour le développement. Aujourd’hui les économies plus avancées se financent largement sur leurs marchés, ce qui n’est pas notre cas, nos marchés étant étroits. Nos pays sont de ce fait exposés aux risques de changes et aux risques de taux, ce qui peut entraîner une hausse vertigineuse de leur endettement suite à des soubresauts sur les marches financiers internationaux, comme nous avons eu à le constater ces dernières années.
« L’accélération du développement des marchés financiers domestiques constitue un enjeu majeur pour le développement »
Il faudrait atteindre 7 à 8 % de croissance du PIB sur 40 ans pour briser le cycle de la pauvreté en Afrique… Lors des panels présidentiels, les présidents ont évoqué entre autres la prise en compte de ressources naturelles dans l’évaluation de ce PIB, mais aussi le fait de miser sur la coopération régionale, le commerce intra-africain, pour augmenter sa croissance. Pensez-vous que le changement de perspective et de mentalité a un rôle à jouer dans la marche de l’Afrique vers sa prospérité ? Que faudrait-il faire pour les favoriser ?
H.D.N. : Permettez-moi de vous répondre sur l’aspect de la coopération régionale. La ZLECAf va jouer un rôle clé : elle permettra à l’Afrique de devenir la plus grande zone de libre-échange au monde par le nombre de pays participants. L’intégration régionale, qui est une priorité stratégique du groupe de la Banque africaine de développement, s’articule autour de trois piliers. Tout d’abord, à travers la connectivité et le développement des infrastructures régionales et transfrontalières, nous sommes reconnus comme étant l’institution financière leader sur le financement des infrastructures du continent. Le second pilier est la promotion des échanges et des investissements transfrontaliers, et le renforcement du commerce et du développement industriel. Cela comprend l’amélioration de l’environnement réglementaire de l’intégration régionale, l’harmonisation des lois et de la règlementation, ainsi que le développement des chaînes de valeur régionales. Le troisième pilier est l’intégration financière. Elle est importante, car elle permet aux institutions financières de devenir des acteurs régionaux facilitant les échanges transfrontaliers, les opérations bancaires et les paiements, pour soutenir l’intégration des marchés de capitaux.
Promouvoir la libre circulation des biens, des personnes et des capitaux, et la mise en place des chaînes de valeur régionales afin de jeter les bases d’une économie africaine plus productive et de stimuler l’industrialisation, tels sont nos objectifs pour l’intégration régionale du continent. Ils accéléreront la marche du continent vers sa prospérité.
« Nous sommes reconnus comme étant l’institution financière leader sur le financement des infrastructures du continent »
Parallèlement au lancement de sa nouvelle Stratégie décennale, le Groupe de la Banque africaine de développement a annoncé un accroissement de sa capacité de financement de plus de 70 milliards de dollars (environ 64,4 milliards d’euros). Les femmes et les jeunes sont les priorités. Concrètement, comment la Banque va-t-elle s’attaquer aux disparités et favoriser l’inclusion en donnant aux femmes et aux jeunes les moyens de contribuer de manière significative à une croissance économique durable et à des sociétés prospères ?
H.D.N. : L’impact sur le genre de tous les projets de la Banque africaine de développement est évalué de façon critique. Investir dans la population féminine est une démarche intelligente pour accélérer et réussir un développement durable et inclusif. Les inégalités en matière d’accès à la terre, aux financements, aux services bancaires et financiers limitent les possibilités offertes aux femmes et entravent le développement économique. Un fait marquant : les femmes réinvestissent jusqu’à 90 % de leurs revenus dans l’éducation, la santé et l’alimentation de leur famille et de leur communauté, comparé à 40 % pour les hommes. L’autonomisation des femmes et notamment des cheffes d’entreprises africaines est au cœur de l’Action positive de financement en faveur des femmes en Afrique (AFAWA). Cette initiative favorise l’autonomisation des femmes en leur donnant accès à des financements dédiés, en renforçant leurs capacités et en visant à améliorer les cadres juridique et réglementaire qui entravent la pleine participation des femmes dans la croissance du secteur privé.
« Investir dans la population féminine est une démarche intelligente pour accélérer et réussir un développement durable et inclusif »
La Banque fait également de l’investissement en faveur de la jeunesse africaine une priorité. La triste réalité est que chaque année, seuls 3 millions d’emplois du secteur formel sont créés pour les 10 à 12 millions de jeunes qui entrent sur le marché du travail africain. La Banque continuera à mobiliser les parties prenantes, notamment le secteur privé, pour apporter un appui aux jeunes entrepreneurs dans les domaines du financement, des compétences, et du développement des entreprises.
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