En cette période de demande accrue de capitaux et d’incertitude économique, l’agilité et l’innovation inhérentes aux offres fintech positionnent celles-ci comme des catalyseurs pour favoriser l’inclusion économique et la résilience à travers le continent. Les pionnières, cependant, ont subi des revers… dont les suivantes doivent tirer des leçons.
Par Myriam Carius, Elizabeth Uwaifo et Karijatu Nadjiru (Cabinet Carius Partners)
Nous sommes le lundi 21 mai 2035 dans la ville animée d’Abidjan en Côte d’Ivoire. La femme d’affaires Aissatou planifie déjà sa journée. Active dans le secteur du cacao, l’industrielle a su pleinement tirer avantage du vaste marché créé par la zone de libre-échange continentale africaine qui lui donne accès à 1,5 milliard de consommateurs à travers le continent. Grâce aux connexions numériques rapides, Aissatou traite sans effort ses transactions internationales, recevant des paiements de clients en Zambie et réglant les factures de fournisseurs de pièces industrielles en Chine, et ce avant 9 h du matin. Face à cette efficacité, une question demeure : comment l’Afrique s’est-elle engagée sur la voie d’une telle croissance économique ?
Un Nouveau Paradigme
« Comme dans toute évolution, des améliorations, des erreurs et des échecs sont constatés »
Suite aux annonces récentes de la Banque centrale du Nigéria et de la Banque centrale de l’Union économique et monétaire ouest-africaine (UEMOA) sur l’augmentation du capital social minimum des banques, le paysage de la banque traditionnelle en Afrique subit une transformation significative. Pendant que les institutions financières se débattent pour répondre à des normes prudentielles plus contraignantes en période de turbulences économiques, les entreprises fintech émergent comme des forces de transformation dans le secteur des services financiers.
L’histoire d’Aissatou illustre cette évolution dynamique. Elle dirige son entreprise à travers les complexités du commerce mondial. Pour ce faire, elle utilise les plateformes numériques et les solutions bancaires mobiles pour rationaliser les transactions tout en contournant l’infrastructure bancaire traditionnelle.
Plusieurs pionniers sont apparus au début du siècle pur proposer des solutions visant à réduire les défis posés par la fragmentation des réglementations bancaires et les frontières des pays. Aujourd’hui, nous assistons et participons à l’émergence d’un nouveau paradigme qui n’a pas encore été identifié. Et comme dans toute évolution, des améliorations, des erreurs et des échecs sont constatés.
Revers De Fortune…
« Binance est fortement exposée à des violations de réglementations dans les pays où ses services sont disponibles »
L’une des entreprises nomades les plus emblématiques de l’écosystème des fintech qui défie les contraintes des frontières et des réglementations nationales est Binance. Binance est la plus importante bourse d’échange de cryptomonnaie au monde en termes de volume de transactions. Pourtant à la date de cet article, Binance n’a pas de siège social officiel. Changpeng Zhao a créé cette société en Chine en 2017 et, après l’interdiction des cryptomonnaies par le gouvernement chinois, il a délocalisé son siège social dans un premier temps au Japon, puis à Malte. Après que le régulateur maltais eut clairement indiqué que Binance n’était pas autorisée à opérer à Malte, la plateforme d’échange de cryptomonnaies s’est officiellement retrouvée sans siège, sans frontière et entièrement numérique. La connaissance par Binance de la localisation de sa base d’utilisateurs reste incertaine. Dès lors, la voici fortement exposée à des violations de la réglementation dans les pays où ses services sont disponibles. En conséquence, Binance a plaidé coupable pour avoir mis en relation des utilisateurs américains de sa plateforme avec des contreparties situées dans des juridictions où des personnes faisant l’objet de sanctions américaines et pour avoir sollicité des clients et des investisseurs américains sans se conformer aux exigences réglementaires. Si son fondateur avait accordé plus d’attention au respect des exigences légales et réglementaires, Binance ne serait peut-être pas aujourd’hui redevable d’une amende de 4 milliards de dollars (environ 3,6 milliards d’euros).
Les pionniers de ce nouveau paradigme en Afrique envisagent de simplifier les mouvements de fonds et de faciliter le commerce à travers le continent. Certains d’entre eux ont échoué, d’autres ont appris de leurs erreurs.
Les Cas Dash et Tingo
« La mise en conformité à la réglementation et aux lois applicables est essentielle pour construire les fondations d’une fintech opérant dans un environnement réglementaire en constante mutation »
Spektra Inc. qui opère sous le nom de Dash, a été fondée par l’entrepreneur ghanéen Prince Boakye Boampong en 2019. L’objectif de Dash est de simplifier les transferts d’argent à travers l’Afrique en établissant l’interopérabilité entre les portefeuilles d’argent mobile et les comptes bancaires sur le continent. La société a annoncé une augmentation du nombre d’utilisateurs de l’entreprise de 200 000 à 1 million d’utilisateurs et une expansion de ses transactions de 250 millions de dollars à 1 milliard de dollars (231 millions d’euros à 924 millions d’euros) en un an d’existence. Ainsi a-t-elle pu lever 86 millions de dollars (79,4 millions d’euros) en trois ans. Malheureusement, la Banque Centrale du Ghana a émis une directive suspendant ses activités pour non-conformité avec la réglementation locale. En outre, le nombre d’utilisateurs, la valeur des transactions et l’intégrité du fondateur ont été remis en question. Un manque à gagner inexpliqué d’au moins 25 millions de dollars (23 millions d’euros) sur les comptes de Dash a été constaté. La disparition de Dash montre une fois de plus que la mise en conformité à la réglementation et aux lois applicables est essentielle pour construire les fondations d’une fintech opérant dans un environnement réglementaire en constante mutation.
De même, en décembre 2023, nous avons assisté à la chute du groupe Tingo, fondé par l’entrepreneur nigérian Mmobuosi Odogwu Banye, alias Dozy Mmobuosi. Celui-ci a fondé Tingo Mobile en 2001 dans le but de mettre des téléphones portables en location à des agriculteurs au Nigéria et au Ghana, de leur fournir du crédit téléphonique et Internet et de mettre en place une plateforme commerciale pour faciliter la vente des récoltes des agriculteurs. Tingo Mobile est une société cotée en bourse aux États-Unis depuis 2021. Il est apparu par la suite que les activités de Tingo Mobile étaient totalement inexistantes au Nigéria. En outre, des documents falsifiés et frauduleux ont été soumis aux régulateurs américains pour que l’entreprise soit cotée en bourse. Dozy Mmobuosi risque aujourd’hui 40 ans de prison aux États-Unis et demeure introuvable.
Des Leçons à Tirer
« Inclure un soutien juridique de qualité comme un des éléments clés de la conception d’une entreprise fintech semble être une des leçons à tirer de ces défis et échecs »
En revanche, la licorne la plus valorisée du Nigéria, Flutterwave, a également été confrontée à des problèmes juridiques et réglementaires au Kenya. Cofondée en 2016 par Olubenga Agboola et Iyinoluwa Aboyeji, elle fournit des infrastructures de paiement qui permettent aux entreprises et aux particuliers d’effectuer des paiements dans plus de 30 devises. Flutterwave était soupçonnée d’activités de blanchiment d’argent. Toutefois, Kenya Recovery Agency (l’agence kényane de recouvrement des avoirs) a retiré sa plainte contre elle pour preuves insuffisantes. Flutterwave a procédé récemment à quelques recrutements pour renforcer ses capacités internes en matière de conformité et bénéficier d’un meilleur contrôle de son conseil d’administration. Inclure un soutien juridique de qualité comme un des éléments clés de la conception d’une entreprise fintech semble être une des leçons à tirer de ces défis et échecs.
Safaricom et son produit phare M-Pesa ont eu leur part de défis réglementaires. Après 17 ans d’existence, Safaricom est un exemple de société fintech stable. Ce succès durable pourrait être le résultat de la gestion prudente et attentive de la conformité des processus internes de Safaricom par rapport aux lois et réglementations applicables. Les équipes de Safaricom examinent et mesurent régulièrement l’effet des changements législatifs sur ces processus.
Trois Conseils Essentiels
Les récents échecs et erreurs des entreprises fintech soulignent l’importance pour les investisseurs, les régulateurs et entrepreneurs :
1. de Vérifier l’intégrité des systèmes ou des opérations des fintechs ;
2. d’Évaluer la volonté (ou non) du ou des fondateurs et de l’équipe de direction de se conformer à un minimum de vérifications, de contrôles ou de normes réglementaires ;
3. Et de Mesurer la qualité et la diversité de l’équipe et en particulier des membres du conseil d’administration.
En tant qu’avocats et professionnels actifs dans ce secteur, nous pouvons à la fois : guider les entrepreneurs à travers les obstacles de ce nouveau paradigme et les aider à découvrir de nouvelles opportunités ; conseiller les régulateurs dans l’élaboration des réglementations qui favorisent l’évolution des nouvelles technologies ; et, auprès des investisseurs, contribuer à vérifier l’intégrité des fondateurs des entreprises fintech et agir comme conseil sur leurs investissements cibles.