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Hicham El Habti : “Il est crucial de penser l’université africaine autrement”

Institution d’enseignement supérieur marocaine à vocation internationale spécialisée dans la science et la technologie, les sciences sociales, ainsi que le business et management, l’Université Mohammed VI Polytechnique (UM6P) se distingue par son approche novatrice et disruptive de l’enseignement supérieur, totalement en phase avec les besoins et les enjeux de notre temps. Entretien avec son président, Hicham El Habti.

Propos recueillis par Afaf Aboudoulama I Paru dans l’édition 74

« Nous assumons notre rôle d’incubateur de citoyenneté et de mixité sociale, qui se concrétise entre autres par l’octroi de bourses selon le revenu familial, ainsi qu’une insistance sur l’égalité des genres »

Forbes Afrique : Quelle vision a présidé à la création de l’UM6P et en quoi est-elle unique en Afrique et dans le monde ?

HICHAM EL HABTI : La création de l’Université Mohammed VI Polytechnique est la convergence de visions, de constats et d’approches qui ont mené à la même conclusion : en vue d’un développement durable, souverain et équitable, l’Afrique se doit de bâtir sa propre économie du savoir. Nous nous inscrivons ainsi dans la vision de Sa Majesté le Roi Mohammed VI qui représente un symbole fort de l’engagement marocain, au plus haut niveau, envers l’autonomisation des jeunes à travers un enseignement supérieur en phase avec son ère. Pour nous et nos partenaires nationaux, cet effort national se concrétise à travers une proportion croissante de bacheliers marocains qui préfèrent poursuivre leurs études dans leur pays. Sans oublier les étudiants subsahariens qui choisissent le Maroc comme destination de leurs études supérieures, alors que les universités européennes, par exemple, ne sont qu’à un détroit. Afin de nourrir ces ambitions, des moyens considérables sont nécessaires, notamment en termes de financement et de sources de revenus. À cet égard, l’UM6P a bénéficié dès sa genèse de l’appui du groupe OCP (Office chérifien des phosphates), leader mondial des engrais phosphatés. Il y a là une logique de bénéfice mutuel. En tant qu’acteur industriel investi depuis des décennies dans la recherche et le développement (R&D), le groupe OCP comprend que les universités sont le lieu idéal pour que l’innovation et la recherche appliquée prennent leur envol. En retour, l’UM6P capitalise sur ce support pour développer davantage son offre académique en éducation, en recherche et en innovation. Ce, tout en nous inscrivant dans la vision nationale d’autonomisation des jeunes (53 % de nos étudiants sont des jeunes filles et 80 % sont boursiers), nous permettant ainsi d’incarner un autre rôle en tant qu’université : celui d’ascenseur social. C’est en partie cette synergie assumée entre les mondes académique et industriel qui distingue notre modèle.

À quelle ambition répond votre modèle pédagogique et comment celui-ci a-t-il été pensé et construit concrètement ? Pouvez-vous nous parler du concept des « Living Labs » ?

H. E. H. : Notre premier principe pédagogique est d’abord l’excellence. Que ce soit en sciences & technologies, en sciences humaines & sociales ou en business, l’UM6P tient à la notion de mérite dans ses conditions d’admission et dans la rigueur de ses concours. D’un autre côté, certains de nos programmes – comme l’école de codage 1337 – sont moins conventionnels dans leurs admissions, car ils reconnaissent que l’aptitude ne se mesure pas nécessairement par les notes ou les diplômes. Dans ce cas, on teste surtout la curiosité, la capacité à travailler en groupe et la résilience face aux défis : cette approche de « peer-learning » est testée durant un séjour d’immersion connu plus communément sous le nom « la piscine ». Une fois ce principe d’excellence assuré, nous assumons notre rôle d’incubateur de citoyenneté et de mixité sociale. Comme mentionné auparavant, ceci est concrétisé à travers l’octroi des bourses selon le revenu familial, et une insistance sur l’égalité des genres. Mais quel que soit le mode d’admission du programme, une philosophie principale régit l’apprentissage au sein de l’UM6P : le Learning by Doing. Nous considérons que bien que nécessaire, l’apprentissage théorique en cours magistral ne suffit plus à lui seul à former le citoyen ou le professionnel de demain. L’acquisition du savoir à l’UM6P suit donc une « chaîne de valeur » allant de la salle de cours au laboratoire scientifique, au « Living Lab » et même à l’incubation de projets prometteurs. C’est une philosophie en phase avec notre mission au service du développement du Maroc et de son continent. Difficile de développer un savoir réel sur la sécurité alimentaire ou la souveraineté technologique en Afrique sans avoir passé du temps dans une ferme ou un réel centre de R&D. C’est pour cela que nous disposons d’une ferme expérimentale en bonne et due forme dédiée à la recherche agricole. De même pour la mine expérimentale, mine réelle où les équipes OCP et UM6P ont pu développer des solutions de transport autonome basées sur l’intelligence artificielle. Très prochainement, l’école de médecine de l’UM6P bénéficiera de son propre centre hospitalier universitaire (CHU). Tous ces exemples émanent de la philosophie du Learning by Doing, qui non seulement décloisonne le savoir des murs de la classe, mais l’aide à prendre vie à travers le développement de solutions concrètes et utiles.

Quel regard portez-vous sur l’enseignement en Afrique ? Comment le penser ou le repenser aujourd’hui, et quels seraient ses différents axes de transformation et de développement possibles ? Quels sont, selon vous, les grands enjeux de l’éducation en Afrique ?

H. E. H. : De par la démographie, nous sommes un continent très jeune : 60 % de notre population a moins de 25 ans. Par conséquent, l’enseignement restera pour longtemps un point focal dans tous les efforts de développement en Afrique. Pour l’enseignement supérieur en particulier, la tâche est de taille, car il est en général le dernier tremplin vers le monde du travail. C’est exactement après leur diplôme que bon nombre d’étudiants universitaires cessent d’être destinataires du développement pour en devenir les acteurs. Face à cette perception assez classique de la compétence, la réalité de l’enseignement supérieur dans notre continent est beaucoup plus compliquée. En Afrique subsaharienne, le pourcentage de jeunes à l’université peine encore à dépasser les 10 %. Pour les jeunes filles, il ne dépasse toujours pas les 7 %. On est loin des moyennes mondiales, caractérisées par une dominance scolaire des filles à tous les niveaux. On peut donc dire que le premier enjeu de l’enseignement supérieur dans notre continent est celui de l’accès, que celui-ci soit physique, logistique ou économique. En outre, développer l’attractivité de l’enseignement supérieur africain passe aussi par une compréhension des besoins et des caractéristiques des nouvelles générations de jeunes. Justement, la jeunesse africaine contemporaine a un rapport assez distinct au savoir et au travail, car elle a grandi à l’ère de la pénétration digitale fulgurante que connaît le continent. Celle-ci dépasse aujourd’hui les 43 %, même dans les régions les plus isolées du continent. Cela permet d’imaginer de nouveaux modèles économiques dont l’infrastructure de base transcende le physique pour mobiliser le pouvoir de la data et du digital. Loin d’être passive, la jeunesse africaine en est pleinement consciente, comme le démontre la multiplication des hubs de startups au Nigéria, au Kenya, en Éthiopie, au Ghana au Maroc ou en Égypte. L’économie du savoir en Afrique est déjà en marche. Charge aux universités de développer leur offre pour non seulement être en phase avec les tendances, mais surtout les anticiper.

Notre modèle pédagogique est basé sur la philosophie du Learning by Doing, qui non seulement décloisonne le savoir des murs de la classe, mais l’aide à prendre vie à travers le développement de solutions concrètes et utiles »

Quels défis majeurs doit régler l’enseignement supérieur pour répondre aux problématiques que rencontre le continent et comment le faire au mieux ?

H. E. H. : Dans une optique de développement, il est crucial de penser l’université africaine autrement. Non pas comme un acteur purement académique, mais justement comme une partie intégrante de l’ensemble des acteurs publics, privés et industriels dont dépend le développement durable de l’Afrique. Or, pour contribuer à ce développement, l’université africaine verra ses besoins en infrastructures, laboratoires et écosystèmes grandir au fur et à mesure. Trouver des solutions durables en agriculture, en environnement ou en technologie requiert un investissement considérable dans une recherche appliquée et réplicable. Aujourd’hui, bien que garants de la crédibilité de l’enseignement supérieur, les États du continent ne pourront pas à eux seuls subvenir à ses besoins grandissants. C’est un constat d’autant plus important dans un continent où une grande majorité des universités est financée principalement par l’État. Si l’on considère l’université comme le coeur battant de l’économie du savoir, alors on se réconcilie avec le fait que l’enseignement supérieur est l’affaire de tous : pouvoirs publics, entreprises, industriels, milieux associatifs et innovateurs. Les uns comme les autres bénéficient de l’apport de l’université africaine en main-d’oeuvre qualifiée comme en innovation. Le défi des financements et des moyens peut donc être relevé à travers une approche de partenariats où toutes les parties prenantes trouvent leur compte. Quelle que soit leur nature, les sujets de développement en Afrique sont intersectoriels. La sécurité alimentaire est un défi économique, social et de gouvernance. De même pour la santé. De même pour l’infrastructure. S’ils comptent être ancrés dans les soucis de développement du continent, les cursus d’enseignement et de recherche en Afrique se doivent aussi d’être intersectoriels. Telle est la complexité du défi qu’est le développement. Il est temps pour nos universités d’aller au-delà du cloisonnement disciplinaire qui non seulement isole les disciplines les unes des autres, mais aussi continue de favoriser des spécialités aux dépens des autres.

Justement, pouvez-vous nous préciser votre politique partenariale et nous expliquer en quoi elle dynamise l’écosystème du savoir marocain, africain et international en général ?

H. E. H. : Notre ADN africain ne nous empêche pas de tisser des liens solides avec la communauté académique internationale. Bien au contraire, l’UM6P voit en cela une opportunité de montée en compétence tout en gardant en tête sa raison d’être. En même temps, ces partenariats nous ont démontré l’engouement de l’écosystème international du savoir envers l’Afrique et ses enjeux. L’université africaine d’aujourd’hui a toute sa place parmi les grands de ce monde. Dès sa création, l’UM6P a noué des partenariats en éducation, recherche et innovation avec plusieurs institutions de renom. Je cite à titre d’exemple Harvard, le MIT, HEC, Stanford, l’École Polytechnique, l’Université de Jérusalem… Ces partenariats bénéficient d’une pertinence thématique qui permet à l’UM6P de s’ouvrir aux nouveautés dans plusieurs domaines : agriculture, médecine, innovation, entrepreneuriat… En même temps, ils nous permettent d’accéder à l’expertise et au génie des meilleurs chercheurs dans ces domaines, dont ceux de la diaspora marocaine qui n’hésitent pas à faire bénéficier l’Afrique de leur talent.

L’UM6P a récemment lancé les travaux de construction d’une école digitale d’agriculture en Côte d’Ivoire, à Yamoussoukro. Pouvez-vous nous en dire un peu plus sur ce projet et son approche pédagogique novatrice ?

H. E. H. : La Digital Farming School est le parfait exemple de la synergie intersectorielle au service du développement en Afrique, qui capitalise sur une conjoncture technologique propice au progrès. Avec nos partenaires à OCP Africa, il était évident qu’un tel écosystème d’innovation au sein d’un pays frère africain s’inscrivait pleinement dans une logique de développement Sud-Sud. La pénétration digitale en Afrique est telle que l’agritech est aujourd’hui l’avenir de l’agriculture. Armés seulement d’un appareil digital, nos agriculteurs peuvent planifier, anticiper et ajuster leurs activités au service de la sécurité alimentaire du continent. Ceci fait désormais du digital et de la data des éléments incontournables du secteur. Plus qu’une école, la Digital Farming School opérera comme un écosystème d’innovation. Les jeunes Ivoiriens passionnés d’agritech pourront rejoindre près de cent startups partenaires d’OCP Africa et de l’UM6P afin de développer leurs projets innovants en la matière. Ici aussi, nous avons tenu à être fidèles aux modèles qui nous distinguent en termes de montée collective en compétence : le « peer-learning » et – dans ce cas précis – le Learning by Farming.

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