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Felwine Sarr, l’Afrotopiste

Chantre d’une nouvelle pensée africaine, le libre-penseur sénégalais défend un continent qui doit apprendre à se juger selon ses propres critères. Une réflexion revigorante qui fait de Felwine Sarr l’un des plus grands agitateurs d’idées contemporains du continent. Forbes Afrique l’a rencontré.

Par Karo DIAGNE-NDAW

« L’idée, c’est de se dire soi-même : se projeter, se représenter, se penser, penser son présent et les destins que l’on veut se donner, et penser sa place dans le mouvement du monde. »

Il parle comme un livre. Chez Felwine Sarr, l’expression n’est pas une métaphore, mais une évidence. Justement, l’homme est professeur d’université. L’entretien a lieu à Dakar, dans le restaurant de l’Institut français Léopold Sédar Senghor. Lui, revient du Salon du livre de Genève, en Suisse, et doit regagner Saint-Louis. La fatigue, que l’on devine à ses yeux rougis par le manque de sommeil, n’altère en rien la fraîcheur et la pertinence de ses idées. Avec ténacité, Felwine Sarr porte avec conviction un discours qui va au-delà de l’afro-optimisme : son objet est plutôt de se réapproprier, d’abord, le discours sur soi-même. Car l’Afrique, qui pourtant « n’a personne à rattraper », comme il le dit, est trop souvent aphone. Une constante notée depuis plusieurs décennies et que déplore l’économiste, auteur d’Afrotopia, son essai paru en 2016 (éd. Philippe Rey), où il pose un regard neuf sur le continent. Depuis plusieurs siècles, l’Afrique subit des discours venus de l’extérieur qui sont « forgés, entérinés, articulés dans d’autres espaces », soutient Felwine Sarr. Même lorsqu’ils deviennent « afro-euphoriques », la démarche reste la même, le continent étant alors vu comme un eldorado économique pour les décennies futures. Encore un discours que les Africains n’ont pas produit et qui emprunte la grille d’évaluation de la vision occidentale d’une aventure sociétale. Ainsi, l’Afrique serait « devenue intéressante puisqu’on se rend compte qu’elle a une démographie, des terres, des ressources. Dans des décennies à venir, c’est probablement sur le continent que se trouveront les taux de croissance les plus élevés, car il en a toutes les potentialités », souligne le professeur. Et il ajoute : « C’est un discours tourné vers l’économique, qui ne dit rien sur le culturel, le “civilisationnel”, le spirituel et les autres dimensions de l’Être ». Pour l’essayiste, cette primauté accordée aux questions économiques occulte les autres dimensions du continent. « L’idée, c’est de se dire soi-même : se projeter, se représenter, se penser, penser son présent et les destins que l’on veut se donner, et penser sa place dans le mouvement du monde », poursuit Felwine Sarr.

Rien à voir avec l’afro-optimisme et encore moins l’afro- pessimisme, qui sont « le même discours, dans un miroir inversé ». Ils se répondent l’un et l’autre, alors que « l’on peut avoir, entre les deux, un regard critique intermédiaire sur sa réalité, qui ne tombe pas dans les affects de ces deux discours et qui tente de frayer un chemin, avec lucidité, sur le présent et le devenir du continent », analyse le penseur. Dans ce combat qu’il faut encore mener, Felwine Sarr n’est pas seul. D’autres l’ont rejoint, comme le Camerounais Achille Mbembe avec qui il organise, depuis 2016, à Dakar et Saint-Louis, « Les Ateliers de la Pensée ». Une rencontre au cours de laquelle philosophes, écrivains, universitaires, artistes, d’Afrique et d’ailleurs, livrent leurs réflexions sur la décolonisation des esprits à travers le langage, l’éducation, l’économie, afin que les Africains pensent par eux-mêmes et pour eux-mêmes, sans emprunter les grilles de lecture façonnées par les autres, en général, et l’Occident en particulier. Une volonté de mettre en avant ce « renouveau que les Africains portent sur eux-mêmes dans l’espace intellectuel, culturel, artistique, soutient l’auteur d’Afrotopia. C’est quelque chose qui émerge, mais qui n’est pas encore dominant ». Et pour cause : « Lorsqu’un ou deux ouvrages comme les nôtres paraissent, il y en a quinze ou vingt qui sortent pour dire le contraire ». Il s’agit alors d’amplifier ces discours, de les articuler et de les inter-féconder, afin qu’il ne s’agisse pas simplement de voix singulières, mais d’un véritable mouvement de pensée. Pour briser cette chaîne d’interdépendance, il faudra prendre des décisions audacieuses, préconise l’universitaire, donnant l’exemple du Rwanda, qui a réussi un miracle économique durant ces vingt dernières années. Ce pays avait une dette extérieure de 48 %, qui a été réduite de moitié grâce à la mise en place d’un fonds souverain dénommé « Agaciro » (dignité). Pour l’alimenter, chaque Rwandais est appelé à contribuer, en fonction de ses revenus. Sur le long terme, l’objectif est que le pays dépende de moins en moins des institutions étrangères d’aide au financement. « Cela veut dire, argumente l’économiste, que l’émancipation, cela se construit à condition de le décider, car nos États ont des marges de manœuvre qu’ils ne prennent pas ».

Un parcours riche de plusieurs vies…

Décembre 2020 marque un tournant dans la carrière déjà impressionnante de Felwine Sarr, coauteur, avec l’historienne de l’art française Bénédicte Savoy, du rapport intitulé « Restituer le patrimoine africain », sur demande du président français Emmanuel Macron. Un travail qui lui vaut d’occuper la troisième place du classement 2021 Art Review sur les cent personnalités les plus influentes du monde de l’art. Après les attaques et les critiques des marchands d’art, des directeurs de musées et même de gouvernements de pays marquant leur désaccord, le mouvement s’est enclenché et un changement de paradigme s’opère irréversiblement. Beaucoup de pays africains privés des décennies durant de leur patrimoine conservé dans les musées hors du continent, se voient restituer leurs œuvres. Une autre victoire pour un héritage jusque-là confisqué. L’auteur déroule un parcours riche de plusieurs vies. Après une scolarité effectuée dans différentes villes du Sénégal, le jeune bachelier Felwine Sarr intègre l’université d’Orléans en France où il obtient son doctorat d’économie. De retour au Sénégal, il enseigne à l’université Gaston Berger de Saint-Louis, en 2007, en tant que professeur d’économie. Il a aussi été doyen de la Faculté, sans doute le plus jeune à ce poste (49 ans). Il est vrai que l’homme a des talents éclectiques : agrégé d’économie, il est aussi musicien professionnel, poète, écrivain et conférencier. Différentes activités qu’il arrive à concilier grâce à un sens prononcé de l’organisation, peut-être un legs de son éducation militaire. Car auparavant, « celui que tout le monde aime » (Felwine, en langue sérère) a quitté son Niodior natal, une île du Sine-Saloum située à environ 120 km de Dakar, et a grandi avec sa famille au gré des affectations de son père, colonel de l’armée. Sa mère est femme au foyer et lui est l’aîné d’une fratrie de treize enfants, dont cinq nés de la seconde épouse de son père, polygame. Ses frères et sœurs sont également tous musiciens, principalement, et certains sont aussi cinéastes. « Dans la famille, tout le monde est artiste », précise Felwine Sarr, qui admet, en tant qu’aîné, avoir apporté le virus de la musique à la maison. Tout comme le goût des études, car chez les Sarr, 5 ans en post-bac à l’université est devenue la norme. Côté musique, notre intellectuel joue du piano, et en tant que chanteur-guitariste au sein de son groupe baptisé « Dolé » (force en wolof ), il a mené une carrière musicale, enchaînant les tournées, avec des centaines de concerts à travers le monde et plusieurs albums à son actif, durant treize ans. Reggae, jazz, musique malienne et sénégalaise forment sa playlist. Évoquant ces vies multiples, il soutient qu’elles sont « séquentielles », ce qui lui permet de mener de front carrière musicale, études et écriture. Marié et père de deux jeunes étudiants (un garçon de 25 ans et une fille de 20 ans), l’homme s’adonne aussi, lorsqu’il n’enseigne pas, au karaté : il a ainsi ouvert un dojo à Saint-Louis, un lieu où le maître, ceinture noire qu’il est, enseigne son art martial. Cependant, confie-t-il, « tous les universitaires et tous les écrivains dans nos sociétés sont obligés de se battre pour créer, pour s’extraire. Ils doivent même parfois créer les conditions de leur marginalité pour avoir le temps de faire ce travail. Parce que notre société (il cherche ses mots, prend une grande inspiration et soupire), elle vous happe… et il faut se battre pour s’extraire ».

Un auteur prolixe

Du vécu, sans doute, pour ce penseur déjà auteur prolixe, dont les écrits vont du récit au roman en passant par le théâtre. « La Saveur des derniers mètres » (éd. Philipe Rey) retrace d’ailleurs ses découvertes et ses rencontres. Dans l’ouvrage intitulé « Traces : Discours aux nations africaines », chez Actes Sud, le narrateur invite ses frères du continent à « reconquérir leur liberté et leur dignité » et « continuer à marcher et élargir les horizons ». Son dernier roman, « Les lieux qui habitent mes rêves », paru en début d’année chez Gallimard, évoque « la métamorphose, la fraternité, la guérison et les chemins qui mènent à l’apaisement ». Felwine Sarr, qui confie être depuis longtemps un grand lecteur, énumère la poésie, le roman et la littérature mystique comme ses sources d’inspiration, avec des auteurs tels Aimé Césaire, Léopold Sédar Senghor, Pascal Quignard, René Char. Ou d’autres encore, comme Djalâl ad-Dîn- Rûmî, « qui est un auteur de la littérature mystique musulmane turque du 13e siècle », précise-t-il. Dans son panthéon littéraire figurent aussi Mishima, Milan Kundera, Léonora Miano et Boubacar Boris Diop, qui sont contemporains. C’est d’ailleurs avec ce dernier et une amie écrivaine, Nafissatou Dia Diouf, qu’il a fondé la maison d’édition Jimsaan, coéditrice du lauréat du prix Goncourt 2021, le Sénégalais Mohamed Mbougar Sarr. Le libre-penseur sénégalais s’était fixé pour objectif de revenir au Sénégal pour y enseigner pendant dix ans. Mission accomplie. Après treize années à l’université Gaston Berger de Saint-Louis, il a poursuivi sa route et mis le cap sur les États-Unis, où il enseigne désormais la philosophie africaine contemporaine à l’université Duke, en Caroline du Nord. Une nouvelle orientation qui rappelle, si besoin était, que la vie de Felwine Sarr est décidément bien « séquentielle ».

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