Établi aux États-Unis, le célèbre chef cuisinier sénégalais Pierre Thiam est connu pour son style de cuisine novateur, moderne et éclectique, mais enraciné dans les riches traditions culinaires d’Afrique de l’Ouest. Auteur de livres de cuisine primés, cet entrepreneur est également le fondateur de Yolélé, qui distribue des produits alimentaires africains dans le monde, notamment le fonio. Dans cet entretien, il évoque la place et l’évolution de la gastronomie africaine sur les tables du monde, la nécessité d’une diversification des régimes alimentaires africains, ainsi que sa passion pour la culture de céréales anciennes, et le sens de son engagement.
Propos recueillis Olivia Yéré Daubrey
Forbes Afrique : Racontez-nous les étapes marquantes de votre parcours et comment celles-ci ont façonné le leader que vous êtes aujourd’hui…
Pierre Thiam : Je suis Sénégalais, j’ai fait des études en physique-chimie à l’Université Cheick Anta Diop de Dakar, dans les années 1980. C’était à l’époque de la fameuse année blanche au Sénégal. En raison de notre mouvement étudiant, l’université a fermé et c’est la raison pour laquelle j’ai quitté Dakar. J’ai demandé mon visa d’étudiant pour un collège qui se trouvait dans l’Ohio afin de finir mes études. C’est sur ce chemin, en faisant une escale à New York (parce qu’il n’y avait pas de vol direct sur l’Ohio), que tout a commencé. J’avais pour projet de rester à New York quelques jours chez un ami d’enfance, mais trois jours après mon arrivée, je me suis fait voler toutes mes économies ! C’est cet incident qui m’a coincé là-bas [et j’y suis toujours coincé depuis 30 ans (rires)], et qui m’a permis de découvrir l’univers de la cuisine… Il a fallu que je trouve un boulot et le seul que j’ai pu décrocher était celui de garçon de salle, celui qui fait le lien entre la salle et la cuisine dans un restaurant.
Dans notre culture (au Sénégal), la cuisine est le domaine des femmes, mais dans cette cuisine du Garvin’s Restaurant de New York, il n’y avait que des hommes, c’était un choc. Cette atmosphère m’a immédiatement fascinée : ils faisaient des plats très intéressants, il y avait une camaraderie, et plus tard le chef est devenu une sorte de mentor pour moi. Ce qui était encore plus intéressant, c’est que je retrouvais une connexion avec la chimie que j’avais apprise en théorie à l’université de Dakar. Toutes les sauces, toutes les interactions d’ingrédients, étaient en fait des réactions chimiques. Tout est chimie en cuisine, c’est une chimie qu’on peut déguster. J’ai senti qu’il y avait une opportunité de carrière.
Je m’y suis plongé avec passion en travaillant de très longues heures. Après quelques années, j’ai quitté Garvin’s pour aller travailler dans un autre restaurant, italien, puis un français, puis un restaurant où le chef avait une cuisine asiatique assez inventive. Quand c’était mon tour, je servais toujours des plats inspirés de l’Afrique de l’Ouest, et mes collègues qui n’en avaient jamais goûté adoraient ça ! C’est là que j’ai vraiment commencé à me poser ces questions : pourquoi ne pas faire une cuisine inspirée de cette région-là ? Pourquoi n’y avait-il pas une cuisine africaine à New York ? Pourquoi l’Afrique, l’Afrique de l’Ouest en particulier, était-elle absente de New York, qui se targuait d’être la capitale culinaire du monde ? Je me suis dit : je vais progresser dans ce métier en m’inspirant de cette cuisine de chez moi. Mais au-delà, je voulais en quelque sorte décoloniser ma cuisine. Je voulais que ce soit une cuisine qui transcende les frontières.
« Je voulais en quelque sorte décoloniser ma cuisine. Je voulais que ce soit une cuisine qui transcende les frontières »

La gastronomie africaine est-elle, selon vous, en train de trouver sa place dans le monde ? Comment a-t-elle évolué depuis vos débuts, et quel état des lieux dressez-vous ?
P. T. : Oui, la gastronomie africaine est en train d’évoluer. C’est d’ailleurs ce qui m’avait convaincu de m’embarquer dans ce voyage culinaire. J’ai toujours su que ce n’était qu’une question de temps pour que la gastronomie africaine prenne sa place dans cet univers global, sur « les tables du monde », comme on dit…



Mais cette gastronomie africaine a quand même mis du temps à s’imposer, alors qu’elle a inspiré et influencé plusieurs pays, comme le Mexique, le Brésil, la Jamaïque, Cuba… Quelles en sont les raisons ?
P. T. : Il y a beaucoup de raisons. Tout d’abord l’histoire. Beaucoup de préjudices ont été faits à l’encontre de l’Afrique… Souvent, il fallait justifier ces injustices en discréditant nos cultures. Or la cuisine, c’est d’abord la culture. Je prends juste l’exemple des États-Unis, qui ont une relation assez particulière avec l’Afrique. Par conséquent, la façon dont notre continent est présenté dans les médias est très souvent négative. Reconnaître une gastronomie ou une cuisine africaine, c’est reconnaître une civilisation que l’on a voulu lui nier…
Quand j’écrivais mon premier livre, il était pratiquement impossible de trouver aux États-Unis un éditeur intéressé pour publier un livre de cuisine africaine… Mais je ne blâme pas les éditeurs, formatés par ces médias : ils voyaient l’Afrique comme un continent de famine plutôt que d’abondance et de diversité culinaire. Pourtant, notre contribution est énorme : quand on regarde les cuisines du sud de l’Amérique, des Caraïbes, du Brésil, du Mexique ou autres… leurs ingrédients et leurs méthodes, en bref, leur essence est tout simplement ouest-africaine… ! Il y avait donc toute une éducation à faire.
Mais c’est en train de changer. Aujourd’hui, beaucoup de jeunes chefs de la diaspora africaine et du continent se réclament de cette cuisine et s’inspirent de ses traditions. C’est un mouvement et il y aura de plus en plus de restaurants africains, étoilés ou autres, dans les années à venir. De plus, l’Afrique a une cuisine très nutritive et équilibrée… La pyramide alimentaire traditionnelle d’Afrique de l’Ouest, par exemple, offre à sa base une riche variété de plantes, céréales, tubercules, légumineuses, feuilles, etc. C’est une alimentation idéale pour la santé et c’est le rôle des chefs africains d’en faire la promotion, à travers nos menus, nos publications, etc.
« Il y aura de plus en plus de restaurants africains, étoilés ou autres, dans les années à venir »

D’ailleurs, en tant que chef africain, vous militez vous-même depuis de nombreuses années pour la consommation d’une céréale ancestrale, le fonio. L’enjeu est non seulement de satisfaire l’appétit des populations locales, mais également celui de la planète pour de nouvelles saveurs. Vous avez donc créé la marque Yolélé Food. Parlez-nous-en…
P. T. : L’idée de Yolélé est vraiment venue de façon organique. Chaque fois que j’écrivais des recettes, je devais penser à des substitutions pour les ingrédients. En effet, certains ingrédients qui font la beauté de notre cuisine n’étaient pas accessibles à mes lecteurs. Alors je me suis dit pourquoi m’arrêter à des substitutions ? Pourquoi ne pas créer une chaîne de valeur qui rendrait ces ingrédients accessibles au marché mondial ? Faire en sorte également que ce soit le paysan africain qui en bénéficie.
Nous avons donc commencé avec le fonio. C’est une ancienne céréale cultivée en Afrique de l’Ouest* depuis plus de cinq mille ans, qui peut pousser dans les sols appauvris, les enrichissant grâce à ses racines profondes. Le fonio est résilient, très nutritif et sans gluten. Il coche toutes les cases, comme on dit. Les cultivateurs de fonio pratiquent une agriculture régénératrice, avec une diversité de produits et en rotation avec les saisons. Il est important que nous retournions à ce type d’agriculture et que nous nous démarquions de la monoculture qui est une des causes majeures du changement climatique.
Le système alimentaire global nous a imposé un nombre très limité de produits, à travers la monoculture. Le besoin de produire les mêmes aliments toute l’année, sans considération des saisons, nécessite une irrigation intense, l’utilisation de produits chimiques comme insecticides ou pour fertiliser le sol, et la déforestation. Ce type d’agriculture conduit à la dégradation des sols et à la disparition de la nappe phréatique.
« Nous devons tous nous focaliser sur ce qui est déjà présent en Afrique et développer ces cultures parce qu’elles sont adaptées à l’environnement, beaucoup plus nutritives et résilientes ».
Les investissements dans le secteur agroalimentaire ont considérablement augmenté ces dernières années, pour atteindre 15 millions de dollars par an. Selon les estimations de la Fondation Bill et Melinda Gates, ils devraient atteindre 50 milliards d’ici à 2030 ; des chiffres qui témoignent du potentiel important des activités liées à l’alimentation au sein du continent africain, dont les terres sont loin d’être pleinement exploitées. Que faudrait-il, à l’échelle du Sénégal ou de l’Afrique de l’Ouest, pour mieux exploiter ce secteur ?
P. T. : C’est un travail d’équipe, et tout le monde est concerné. D’abord, il faut qu’il y ait une volonté politique pour investir davantage dans la recherche sur nos propres produits. Les moyens mis dans ce type de recherche sont pathétiques, comparés aux montants faramineux qui sont mis dans celle sur le blé, le riz ou le maïs.
Nous devons investir dans la recherche sur le fonio, pour aider les petits paysans à accroître leur production en vue de sa transformation, par exemple. Il y a près de 50 % de perte après récolte, c’est inadmissible ! Donc il faut investir pour adresser ce problème. Nous devons explorer les solutions que notre environnement nous offre, plutôt que de chercher à apporter des OGM, ou d’autres nouveaux types de maïs à faire pousser en Afrique. Nous devons tous nous focaliser sur ce qui est déjà présent en Afrique et développer ces cultures parce qu’elles sont adaptées à l’environnement, beaucoup plus nutritives et résilientes.
« Nous devons investir dans la recherche sur le fonio, pour aider les petits paysans à accroître leur production en vue de sa transformation, par exemple »
Il faut également une éducation auprès des consommateurs afin qu’ils sachent ce que ces produits ont à offrir pour leur propre santé. Chacun a un rôle à jouer pour que ces produits aient finalement la place qu’ils méritent dans notre assiette ou bol.
« Les moyens mis dans la recherche sur nos propres produits sont pathétiques, comparés aux montants faramineux qui sont mis dans celle sur le blé, le riz ou le maïs »

Au cours de votre carrière, vous avez cuisiné pour des personnalités telles que le roi du Maroc, le président français Emmanuel Macron et l’ancien secrétaire général des Nations unies Ban Ki Moon. Que retenez-vous de ces expériences ? Et avez-vous des anecdotes à raconter ?
P. T. : Je n’ai pas d’anecdotes particulières. Je retiens que notre cuisine transcende le temps et l’espace. Chez nous, le fait de servir à manger à qui que ce soit est considéré comme une bénédiction. C’est aussi une bénédiction de pouvoir jouer un rôle et de perpétuer cette histoire qui s’écrit depuis plusieurs millénaires…
« Notre cuisine transcende le temps et l’espace. Chez nous, le fait de servir à manger à qui que ce soit est considéré comme une bénédiction »

Quel conseil donneriez à des chefs africains qui se lancent ?
P. T. : La formation, c’est important, mais au-delà, le jeune chef africain doit se ressourcer de façon créative en allant à la recherche de sa tradition culinaire, qui souvent n’est pas enseignée dans les écoles de cuisine. S’inspirer de cette tradition culinaire, c’est d’abord en comprendre la philosophie… Dans mon tout dernier livre, Simply West African, je l’appelle « la cuisine des sens ». Cela signifie qu’au-delà des recettes, il faut qu’on puisse écouter, voir, sentir, goûter, toucher… En bref, être présent lorsqu’on cuisine. Le frémissement de la marmite ou de la poêle doit s’entendre. Observer la réaction de la viande ou du poisson quand on les met dans l’huile nous informe sur sa température. La taille des bulles de l’huile ou du ragoût qui mijote te dira s’il faut réduire ou augmenter le feu, l’odeur qui se dégage du plat, le goût de la sauce en mi-cuisson t’inspireront à ajuster l’assaisonnement, etc. Je leur conseillerais donc de comprendre ce langage ; c’est alors qu’ils pourront trouver leur propre voix en cuisine.
*Originaire de la région du Sahel en Afrique de l’Ouest, le folio est une céréale ancienne, nutritive et respectueuse du climat.
Les grandes dates
- 1965 : naissance de Pierre Thiam à Dakar
- 1989 : premier emploi au restaurant Garvins (West Village, NY)
- 1996 : promu chef de cuisine au Boom Restaurant (Soho, NY)
- 2000 : ouverture de son tout premier restaurant, Yolélé (Brooklyn, NY)
- 2008 : publication de son premier livre, Yolélé, Recipes from the Heart of Senegal (Lake Isle Press Inc.), finaliste du prix « Julia Child Award » IACP
- 2016 : publication de Senegal, Modern Recipes, From the Source to the Bowl (finaliste « James Beard Best International Cookbook »)
- 2017 : lancement de la ligne de produits Yolélé
- 2019 : publication de The Fonio Cook Book: An Ancient Grain Rediscovered (Lake Isle Press)
- 2021 : ouverture du premier restaurant Teranga (Africa Center, Harlem, NYK)
- 2022 : ouverture du second restaurant Teranga (The Hugh, Midtown, NYK)
- 2023 : publication de Simply West African (Clarkson Potter)
- 2024 : lauréat du James Beard Awards Cookbook Hall of Fame
