Six décennies après la célèbre harangue prononcée par Kwame Nkrumah lors de la signature du traité créant l’Organisation de l’unité africaine (OUA) et exhortant les Africains à « s’unir [sous peine de] périr », l’intégration économique est désormais en marche avec la zone de libre-échange continentale africaine (Zlecaf). Organisé au Cap du 16 au 19 avril par le secrétariat de la Zlecaf, le tout premier forum des affaires de la Zlecaf a fait le plein de participants, les acteurs du secteur privé étant notamment déterminés à saisir les opportunités de ce qui sera, à terme, la plus vaste zone de libre-échange de la planète. Dans cet entretien accordé à Forbes Afrique, en marge du forum, le secrétaire général de la Zlecaf, Wamkele Mene, revient sur les principaux enjeux associés à cette dynamique d’intégration économique, amenée à changer durablement la donne du continent.
Forbes Afrique : Comparée à d’autres régions du monde, l’intégration régionale en Afrique est encore peu développée. Comment l’expliquez-vous ?
WAMKELE MENE : Elle souffre encore de nombreux obstacles qui empêchent le continent de devenir l’un des principaux blocs économiques du monde. Le commerce intra-africain est inférieur à 18 %, ce qui fait de l’Afrique l’un des marchés les moins intégrés. Cela s’explique par une série de facteurs : le déficit d’infrastructures d’appui au commerce, le manque de soutien financier aux PME, le faible niveau de production à valeur ajoutée ou encore l’absence de chaînes de valeur régionales.
Deux ans se sont écoulés depuis le lancement, début 2021, de la zone de libre-échange continentale africaine (ZLECAf). Quelle en est votre première évaluation ?
W.M : Les échanges commerciaux n’ont pas encore réellement progressé depuis janvier 2021, en raison des effets initiaux de la pandémie de Covid-19 et d’autres raisons techniques liées aux règles d’origine standard et à l’opérationnalisation des réductions tarifaires. Cependant, en termes de progrès dans l’établissement de textes juridiques, la ZLECAf est un succès. Les trois protocoles de la phase I (sur le commerce des marchandises, sur le commerce des services et sur le règlement des différends) ont été adoptés et sont en cours de mise en œuvre.
Plus récemment, trois protocoles supplémentaires appartenant à la phase II ont été adoptés, ce qui devrait permettre de se concentrer sur les questions de mise en œuvre. Enfin, au-delà du cadre juridique, de nombreux instruments opérationnels ont été mis en place par le secrétariat de la ZLECAf avec le soutien de ses principaux partenaires : le livre électronique des tarifs, le système panafricain de paiement et de règlement (PAPSS) – qui permet le paiement des transactions intra-africaines en monnaie locale –, le mécanisme de surveillance, de notification et d’élimination des barrières non tarifaires…
Au-delà des pouvoirs publics, quel rôle le secteur privé devrait-il jouer pour contribuer à une plus grande intégration régionale ?
W. M : Le secteur privé est l’acteur clé de l’intégration africaine, en particulier s’agissant de la mise en œuvre du pacte commercial de la ZLECAf, qui vise à créer un marché commun de 1,3 milliard de consommateurs.
Avec l’adoption des principaux instruments visant à soutenir le commerce et les investissements sur le continent – notamment les protocoles sur l’investissement, la concurrence et les droits de propriété intellectuelle – , la voie est tracée pour que ce secteur puisse opérer dans un cadre juridique plus prévisible et harmonisé. En outre, comme dit précédemment, plusieurs outils de facilitation du commerce ont été déployés par la ZLECAf et ses partenaires, pour rendre l’accord opérationnel et stimuler le commerce intra-africain : le PAPPS, la Facilité d’ajustement de la ZLECAf et le Cadre d’engagement du secteur privé, entre autres. Autant de leviers d’action conçus pour soutenir l’opérationnalisation de l’accord et qui présentent en outre des opportunités d’investissement pour les opérateurs du privé, notamment ceux que le secrétariat de la ZLECAf a priorisés, comme l’agro-industrie, les produits pharmaceutiques, l’automobile, le transport et la logistique.
Au côté du gouvernement de la République d’Afrique du Sud, vous avez co-organisé au Cap, du 16 au 19 avril, le Forum inaugural des affaires de la Zlecaf, destiné notamment à impliquer les acteurs du secteur privé dans cette nouvelle dynamique d’intégration continentale. Plusieurs panélistes et participants ont toutefois exprimé des réserves sur la mise en oeuvre effective du projet dans les circonstances présentes. Que répondez-vous aux sceptiques, qui estiment que les paroles en la matière ne sont pas toujours suivies d’actes ?
W. M : Comme pour toute initiative qui est lancée, il est normal que des voix dissonantes se fassent entendre. Cela fait partie du jeu. Dès le départ, nombre de sceptiques ont prédit l’échec du projet. Nous avons pourtant signé l’accord portant création de la zone de libre-échange continentale (en juillet 2019, à Niamey, ndlr). Puis, ce furent les doutes sur le lancement effectif de la Zlecaf. Celle-ci fut lancée en janvier 2021 ; qui plus est, dans le difficile contexte de la pandémie. Aujourd’hui, des voix se font entendre sur la mise en œuvre effective du processus d’intégration régionale. Je ne demande qu’à être jugé aux résultats et rappelle juste ce fait : la nature même de notre mission au sein du secrétariat de la Zlecaf est de piloter cette complexe phase de transition et de trouver des solutions avec l’ensemble des parties prenantes pour faire advenir cette zone effective de libre-échange continentale.
Un dernier mot. À l’heure de l’ultime bilan, lorsque vous quitterez vos fonctions de Secrétaire général de la Zlecaf, quel héritage souhaiteriez-vous laisser ?
W. M : Celui d’avoir posé les fondations d’une œuvre pérenne, qui aura imprimé une direction décisive que nos équipes et partenaires auront impulsée. De fait, la notion d’héritage ne peut être ici que collective. Le bilan attaché à une institution telle que le secrétariat de la Zlecaf ne saurait être associé à une seule personne. Je ne suis que la figure publique de l’institution, qui représente les efforts communs de toutes les parties prenantes. De ce point de vue, nul doute que si satisfaction personnelle il y a, elle sera mesurée à l’aune de ce que nous avons réalisé pour faire avancer cette ambitieuse initiative continentale.