Moins connu que l’uranium, le thorium suscite de plus en plus d’intérêt en raison de son potentiel en tant que source d’énergie nucléaire plus sûre et plus propre. L’Afrique, qui dispose de monazite à forte teneur en thorium, et qui reste confrontée à des défis énergétiques majeurs, pourrait bien en tirer parti pour répondre à ses besoins croissants en énergie. À condition d’investir et de relever un certain nombre de défis structurels…
Par Raphael Rossignol
Son abondance et sa capacité à produire des matières fissiles font du thorium une alternative intéressante à l’uranium. Kailash Agarwal, spécialiste des installations du cycle du combustible nucléaire à l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA), considère que cet élément chimique pourrait ainsi « offrir une solution à long terme pour répondre aux besoins énergétiques mondiaux ». Les réserves de thorium sont en effet de trois à quatre fois plus abondantes dans la croûte terrestre que l’uranium, rendant son utilisation plus durable à long terme. Contrairement à l’uranium, le thorium n’est pas directement fissile. Cela signifie qu’il doit être converti en uranium-233 avant de pouvoir être utilisé comme combustible nucléaire. Cette conversion est réalisée dans des réacteurs dits à « surgénération », qui le transforment en un combustible utilisable. Malgré cette étape supplémentaire, le thorium présente de nombreux avantages en comparaison avec l’uranium. Sa répartition mondiale, plus équitable, pourrait en outre réduire les tensions géopolitiques associées aux ressources énergétiques.
Avantages Et Inconvénients
L’utilisation du thorium comme combustible nucléaire présente de nombreux avantages par rapport à l’uranium traditionnel. Daniel Heuer, directeur de recherche au Laboratoire de physique subatomique et de cosmologie de Grenoble, explique que l’intérêt principal des réacteurs au thorium est précisément l’utilisation de cette matière fertile, qui représente 99 % de l’uranium disponible, et 100 % du thorium. En comparaison, les réacteurs nucléaires actuels n’utilisent que 1 % de l’uranium qu’ils emploient. L’efficacité des réacteurs au thorium est donc potentiellement bien plus élevée que celle des réacteurs traditionnels à uranium.

Aspects Stratégiques Et Militaires
Le thorium présente aussi, de ce fait, un risque moindre de prolifération nucléaire, car les déchets générés sont beaucoup moins susceptibles d’être utilisés pour la fabrication d’armes, raison pour laquelle le thorium n’a pas encore été adopté à grande échelle. En effet, il n’offre pas la possibilité de produire des armes nucléaires de manière aussi aisée que l’uranium ou le plutonium. Federico Carminati, directeur scientifique et cofondateur de la start-up franco-suisse Transmutex, explique: « La raison pour laquelle cette filière n’a pas été exploitée à fond auparavant vient du fait que l’industrie avait préféré utiliser d’autres procédés lui permettant de fabriquer aussi des armes nucléaires correspondant à des questions d’État plus qu’à des questions purement industrielles ». En d’autres termes, les aspects stratégiques et militaires ont freiné l’adoption du thorium comme alternative. De plus, le coût initial des infrastructures nécessaires pour convertir le thorium en uranium-233 reste élevé, ce qui décourage son adoption par rapport aux technologies actuelles déjà éprouvées. De nombreux projets abandonnés autour du thorium ont ainsi marqué l’histoire du nucléaire. Les réacteurs au thorium ont été testés dans les années 1960 et 1970 aux États-Unis, mais la filière a été suspendue en faveur des réacteurs à uranium, plus compatibles avec la production de matériaux fissiles destinés aux armes. En dépit de ces abandons, les développements récents montrent un regain d’intérêt pour le thorium, notamment en raison des préoccupations croissantes concernant le changement climatique et la nécessité de réduire les émissions de CO2. Le contexte actuel pourrait être plus favorable à une réévaluation des technologies à base de thorium. Les réacteurs à sels fondus et les réacteurs surgénérateurs sont des technologies prometteuses utilisant le thorium, offrant une meilleure stabilité et un cycle potentiellement autosuffisant, tout en réduisant les risques de prolifération, car « tout potentiel détournement serait facilement traçable », comme l’indique Federico Carminati.
« Le continent dispose de ressources naturelles importantes, et l’absence de programmes d’armement nucléaire et de centrales à uranium en Afrique laisse le champ libre à une technologie alternative »

Intérêt Des Grandes Puissances
Le thorium suscite l’intérêt de plusieurs grandes puissances, à commencer par la Chine, qui est actuellement l’un des leaders dans le développement des réacteurs au thorium. Le pays a lancé son premier réacteur à sels fondus au thorium dans le désert de Gobi. S’il est présenté comme un projet expérimental, les ambitions de la Chine sont toutefois claires : devenir un acteur majeur dans le domaine des énergies propres. Ce réacteur est une première étape vers une possible industrialisation de cette technologie, avec des plans ambitieux pour en développer d’autres dans un futur proche, afin de renforcer l’indépendance énergétique du pays et réduire ses émissions de carbone. L’Inde aussi est très active. Selon Federico Carminati, « il y a un grand intérêt exprimé par l’Inde pour le thorium, car elle en possède de très grandes réserves, les plus grandes au monde », alors qu’elle ne possède pas d’uranium. Les plages du Kerala et de l’Odisha sont riches en thorium, et le pays a développé un réacteur prototype1, implanté sur le site de la centrale nucléaire de Madras à Kalpakkam (Etat du Tamil Nadu), qui a prouvé la faisabilité de l’utilisation du thorium pour la production d’énergie. L’Inde a également mis en place un plan en trois phases pour exploiter au maximum le potentiel du thorium, visant à réduire sa dépendance vis-à-vis des importations d’uranium et à sécuriser son approvisionnement énergétique à long terme. Les États-Unis, le Japon et l’Union européenne ont aussi montré leur intérêt pour cette technologie – principalement en termes de recherche –, qui pourrait leur permettre de diversifier leur mix énergétique et de réduire leur dépendance aux énergies fossiles. Le Japon, en particulier, explore des moyens d’incorporer le thorium dans ses réacteurs actuels pour améliorer leur sécurité et réduire les déchets radioactifs. De plus, les États-Unis ont lancé plusieurs programmes de recherche pour comprendre comment le thorium pourrait être utilisé dans des réacteurs de nouvelle génération, notamment des petits réacteurs modulaires qui sont plus faciles à construire et à opérer.
Production, Exportation : Un Fort Potentiel Africain
L’Afrique a un rôle essentiel à jouer dans le développement de la filière thorium. Le continent dispose en effet de réserves importantes de ce métal, notamment en Afrique du Sud, qui se classe dixième en termes de réserves mondiales de thorium. Celui-ci pourrait être une opportunité pour le continent d’accéder à une énergie abondante, sûre et moins polluante, contribuant ainsi au développement économique et à l’amélioration des conditions de vie. En Afrique du Sud, des projets sont en cours pour explorer le potentiel du thorium. L’entreprise Steenkampskraal a signé un accord pour en fournir à des fins de recherche et pour la production d’émetteurs alpha utilisés dans les traitements de nouvelle génération contre le cancer. Ces projets pourraient positionner l’Afrique du Sud comme un acteur majeur dans la fourniture de thorium, non seulement pour la production d’énergie, mais également pour des applications médicales avancées. De plus, le Nigéria a été le premier exportateur de minerais de thorium vers la Chine en 2023, pour 12 millions de dollars (11,6 millions d’euros), illustrant le potentiel du continent pour approvisionner le marché mondial. Cela montre que l’Afrique pourrait jouer un rôle crucial dans la chaîne d’approvisionnement mondiale de ce nouveau combustible.
« Les réacteurs au thorium ont été testés dans les années 1960 et 1970 aux États-Unis, mais la filière a été abandonnée en faveur des réacteurs à uranium, plus compatibles avec la production de matériaux fissiles destinés aux armes »
Un Cadre Technique Favorable
L’Afrique présente plusieurs avantages comparatifs dans le développement de cette filière. Le continent dispose en effet de ressources naturelles importantes, et l’absence de programmes d’armement nucléaire et de centrales à uranium en Afrique laisse le champ libre à une technologie alternative. En outre, le développement de la filière thorium pourrait permettre au continent de devenir un fournisseur d’énergie pour le monde entier, réduisant ainsi la dépendance des autres régions aux ressources énergétiques traditionnelles. Pour exploiter ce potentiel, les États africains devront néanmoins investir dans la recherche et le développement des technologies liées au thorium, mettre en place des infrastructures adaptées, et élaborer des réglementations favorables à l’investissement étranger dans ce secteur. La collaboration avec des pays déjà bien avancés dans la recherche sur le thorium sera indispensable pour acquérir le savoir-faire nécessaire et autonomiser les filières africaines. C’est précisément maintenant, alors que les travaux de recherche commencent à éclore dans le monde entier, que les pays du continent les mieux positionnés en termes de ressources humaines et financières devraient suivre de près les résultats obtenus. Les ingénieurs nucléaires mettent du temps à être formés, et la vitesse du progrès technologique creuse rapidement l’écart entre les pays qui en sont les moteurs et ceux qui en restent les clients passifs.
« La collaboration avec des pays déjà bien avancés dans la recherche sur le thorium sera indispensable pour acquérir le savoir-faire nécessaire et autonomiser les filières africaines »
Une Alternative Énergétique Prometteuse
Des partenariats avec des institutions internationales et des sociétés privées seraient également nécessaires pour accélérer le développement de ces technologies et former la main-d’œuvre qualifiée requise pour exploiter ces réacteurs. De plus, l’intégration du thorium dans les stratégies énergétiques nationales pourrait favoriser une plus grande résilience énergétique et encourager une croissance économique soutenue sur le continent. Le thorium représente une alternative énergétique prometteuse, offrant une abondance de ressources, de faibles risques de prolifération et une disponibilité énergétique durable. En tirant parti de ses ressources abondantes et en développant des infrastructures adaptées, l’Afrique a l’opportunité de devenir un acteur incontournable de la transition énergétique mondiale, pour offrir une énergie fiable et respectueuse de l’environnement, tout en stimulant son développement économique et en assurant une meilleure qualité de vie pour ses populations.