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Lionel Zinsou : « Nous avons une grande dette vis-à-vis de notre jeunesse »

Économiste, banquier d’affaires, ancien Premier ministre du Bénin et afro optimiste convaincu, Lionel Zinsou nous livre ici son regard sur les opportunités que le continent offre aujourd’hui à sa jeunesse, et sur le rôle que cette dernière peut jouer dans la réalisation du potentiel africain. Extraits.

Propos recueillis par Élodie Vermeil I Dossier 30 UNDER 30 I Édition 2023

Dette morale et frustration

« Nous avons une grande dette vis-à-vis de notre jeunesse, car nous avons beaucoup de mal, depuis maintenant plusieurs décennies, à la faire entrer sur le marché du travail ; et à faire justice au fait qu’elle est de plus en plus formée – non seulement alphabétisée, mais véritablement formée – et que les gens que l’on a le plus de difficultés à insérer dans la vie économique et sociale sont ceux-là mêmes qui sont parmi les mieux formés. C’est explicable, mais presque insupportable pour eux. Et c’est vraiment une dette morale de notre génération. « Cette difficulté à faire entrer les jeunes actifs sur le marché du travail se retrouve dans tous nos pays. C’est un problème social et politique très important : extrêmement frustrée, politiquement rebelle, la jeunesse porte des revendications très fortes devant la classe politique, pensant probablement, au fond, que celle-ci n’est pas suffisamment mobilisée pour lui fournir de l’emploi ; ou qu’elle en est incapable, car inexpérimentée, incompétente. Partout, on retrouve le même phénomène : chômage des jeunes – notamment des diplômés – et frustration d’une génération qui a l’impression que l’ascenseur social s’est arrêté. Mais pour moi, cela ne tient pas tant aux responsabilités individuelles qu’à une cause commune.

Quand l’offre rencontre enfin la demande

« L’Afrique arrive aujourd’hui à un tournant décisif de son histoire et de son évolution économique et sociale : elle va enfin pouvoir tirer profit de sa jeunesse en mettant à contribution tous ses talents. C’est un moment exaltant pour cette génération qui, je pense, va grandement oeuvrer à construire le continent. « La croissance africaine a été, jusqu’à présent, extrêmement intensive en capital et très peu en travail. Les activités économiques qui comportent le plus de besoins de capital et le moins de besoins de travail sont précisément celles qui ont dominé depuis les indépendances : énergie, maîtrise de l’eau, agriculture, infrastructures en général… Or c’est plusieurs années après qu’on en a les bénéfices en emplois dans des activités qui, elles, sont intensives en travail. Quand vous construisez une centrale électrique ou que vous initiez une production d’hydrocarbures, vous créez très peu d’emplois directs. Mais cela va vous permettre, ensuite, de développer des activités industrielles, tertiaires, etc. Et ce qui est réellement intensif en travail, c’est le secteur secondaire, celui de la transformation. « Le continent que nous avons “récupéré’’ au moment des indépendances a été livré sans infrastructures, sans électricité, sans investissements modernes dans l’agriculture… Il a bien fallu que les gouvernements produisent ces infrastructures de base et cela a pris des décennies. D’où un coefficient très élevé en capital, mais très bas en emplois directs. Or aujourd’hui, la plupart des pays africains sont entrés en phase d’industrialisation. Et c’est ce moment de notre histoire qui est, à mon sens, décisif pour la jeunesse.

©Litvinov

Apprendre à apprendre

« La supposée indifférence des dirigeants ou l’inadéquation de l’éducation au marché du travail ne sont pas les sujets. Le problème du lien entre éducation et besoins du marché concerne tous les pays, mais il est assez facile à résoudre : les entreprises industrielles qui s’installent chez nous en ce moment, à grande vitesse, forment les gens à toute une variété de métiers en l’espace de quelques mois. L’important, c’est que l’éducation initiale apprenne à apprendre, quelle que soit la discipline. Quand vous avez une industrie, vous avez besoin de beaucoup de services associés et donc d’informaticiens, de dockers, de transporteurs, de banquiers… Et c’est ce qui en train de se produire aujourd’hui : nous entrons enfin dans une économie qui devient intensive en travail, exactement comme cela s’est produit en Asie dans les années 1960/1970.

Structure démographique

« Contrairement à une idée répandue, notre structure démographique est en train de devenir très favorable. Pourquoi ? Parce que nous sommes en pleine croissance démographique et que cela entretient la dynamique de la demande (logement, alimentation, ensemble des consommations). Mais cette augmentation de la population n’est pas tant tirée par la fécondité – qui baisse avec la progression de l’urbanisation et des classes moyennes –, que par l’allongement de l’espérance de vie. Résultat : on a de plus en plus de jeunes actifs, moins d’enfants qu’il y a vingt ans, et beaucoup de gens d’âge actif. Cela constitue un levier de croissance fondamental et durable.

Économie numérique et soif d’apprendre

« Quand on n’a pas encore un tissu d’entreprises structurées proposant des emplois, créer son propre emploi est une façon positive de gérer la période de “transition’’. Tous les gouvernements s’y sont mis et soutiennent l’entrepreneuriat, à l’instar de nombreux privés et philanthropes. Par exemple la Tony Elumelu Foundation qui propose bourses, programmes de mentoring, accès au crédit bancaire… ; ou la Délégation de l’entrepreneuriat rapide au Sénégal, avec des prêts sur l’honneur, des crédits pour les jeunes et les femmes, etc. « Notre continent possède une mentalité créative qui est peut-être, aujourd’hui, la plus dynamique au monde, et particulièrement chez les jeunes et notamment les femmes. Nous sommes probablement la région du monde où il y a le plus de femmes qui entreprennent. Autre particularité : la rapidité avec laquelle la jeunesse africaine – et l’Afrique en général – a adopté le numérique. On ne peut qu’être frappé par la prolifération de startups, dont certaines deviennent des licornes, en gestation dans toute l’Afrique, avec des pays plus avancés que d’autres en termes d’enthousiasme entrepreneurial : l’Afrique du Sud, le Kenya, le Nigéria, le Ghana, maintenant la Côte d’Ivoire, le Sénégal… Cette maîtrise de la technologie est un véritable atout, car développée à bon escient, elle peut littéralement “nourrir’’ et révolutionner tous les secteurs. À partir du moment où vous maîtrisez le numérique, les algorithmes, la science des données, cela change absolument tout. Et c’est ce à quoi l’on assiste aujourd’hui, avec une jeunesse qui a su prendre le train de la révolution numérique en marche et peut réellement en faire bénéficier tous les secteurs d’activité.

©Yaw Niel

Le rôle de la diaspora

« La diaspora a évidemment son rôle à jouer dans l’édification de cette nouvelle Afrique en train de naître. Selon le Fonds monétaire international, en 2023, l’Union européenne sera à 0,7 % de croissance ; à titre d’exemple, la croissance du Bénin est annoncée à 6,3 %. À ce rythme, il sera nécessaire d’importer des compétences, car avec le boom de l’emploi qui s’annonce, on va passer du chômage des gens formés à la pénurie de gens formés. C’est là que la diaspora a tout son rôle à jouer. Il y a beaucoup de volontaires parmi les “repats’’ ; ils se disent : “Je sais maîtriser ce métier, je le fais très bien dans le pays où je suis, mais j’ai envie de le faire chez moi, de rendre à mon pays’’. Les pays ouverts à cette diaspora et qui ne la considèrent pas comme une concurrence potentielle iront plus vite que les autres. Certains, comme le Rwanda ou le Maroc, en ont fait une politique systématique : ils identifient leur diaspora, ses qualifications, ses compétences, et élaborent des éléments de rémunération et de qualité de vie pour la faire revenir. »

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