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Luc Eyraud (FMI) : « Les pays d’Afrique subsaharienne sont frappés de plein fouet par une pénurie de financement historique »

Dévoilées mi-avril, dans le cadre des réunions de printemps de la Banque mondiale (BM) et du Fonds monétaire international (FMI), les dernières Perspectives économiques régionales du FMI pour l’Afrique subsaharienne posent un constat sans fard sur la situation macro-économique dans la région (accès plus limité aux financements privés, renchérissement des coûts d’emprunt, croissance ralentie…). Chargé des études économiques sur la zone Afrique et chef de division au FMI, Luc Eyraud revient dans cet entretien sur les conclusions et recommandations de l’étude précitée.

Forbes Afrique : Vous venez de rendre publique votre dernier rapport sur les perspectives économiques régionales pour l’Afrique subsaharienne (Regional Economic Outlook for Sub-Saharan Africa), qui est intitulé « La grande pénurie de financement ». Pourriez-vous revenir sur votre grille de lecture d’ensemble de la situation économique dans la région afin de mieux comprendre cette crise du financement ?

Luc Eyraud, chef de division au FMI, chargé des études économiques sur la zone Afrique

Luc Eyraud : Les pays d’Afrique subsaharienne sont en effet frappés de plein fouet par une pénurie de financement historique. Ce manque de financement s’est d’abord traduit par une forte hausse des coûts d’emprunt pour les pays africains, à la fois sur leurs marchés intérieurs et sur les marchés internationaux.

Les coûts d’emprunt à l’international ont ainsi plus que doublé pour les pays de la région depuis le début du resserrement des politiques monétaires mondiales en 2021. Et aucun pays n’a pu émettre de nouvelles obligations sur les marchés internationaux depuis l’invasion de l’Ukraine, au printemps 2022. En parallèle, on a aussi observé de fortes dépréciations des monnaies vis-à-vis du dollar, ce qui renchérit de fait le coût de la dette des pays africains libellée en devise.

Cette grande pénurie de financement est principalement due à des chocs internationaux qui ont été amplifiés par les vulnérabilités économiques des pays de la région. La forte inflation mondiale a amené toutes les banques centrales à resserrer leurs taux directeurs. Et l’Afrique, dont la qualité des crédits est généralement plus faible, a été particulièrement touchée quand les investisseurs ont réévalué les risques sur les marchés financiers.

Parmi les symptômes liés à ces difficultés de financement figure la question de l’élargissement du spread sur les obligations souveraines émises par les pays africains. Au-delà du renchérissement du coût effectif d’emprunt, cette nouvelle configuration se traduit-elle aussi par une réduction du pool possible de financement sur les marchés internationaux ? Et quid de la situation sur les marchés financiers locaux ou régionaux ?

Luc Eyraud : Les emprunts publics en devises sur les marchés internationaux, appelés euro-obligations, sont devenus de plus en plus populaires lors de la dernière décennie. Ils représentent aujourd’hui 15 % de la dette publique de l’Afrique subsaharienne. De nombreux pays recourent à ce type d’emprunt, comme l’Afrique du Sud, la Côte d’Ivoire ou le Kenya.

Alors que l’accès aux marchés internationaux de capitaux s’est refermé depuis le printemps 2022, des montants importants de cette dette euro-obligataire arriveront à échéance au cours des deux prochaines années. Des difficultés à refinancer cette dette pourraient avoir des répercussions sur la croissance économique et le développement de la région.

Si les marchés internationaux restent fermés, une option pour les pays serait d’émettre davantage sur leurs marchés financiers intérieurs, ce qui signifie que les acheteurs des obligations publiques seraient des résidents du pays. Toutefois, les marchés intérieurs ne sont pas épargnés par la pénurie de financement. Les conditions financières s’y sont également resserrées du fait de la hausse des taux d’intérêt. Dans les pays de l’union monétaire d’Afrique de l’Ouest (UEMOA), par exemple, les taux d’intérêt demandés par les banques domestiques sur leurs prêts aux États ont nettement augmenté au cours de la dernière année, et certaines émissions de titres ont dû être annulées ou reportées.

Face à cette pénurie de financement, votre rapport préconise une série de mesures à adopter par les États africains. Pourriez-vous préciser celles-ci ?

Luc Eyraud : D’abord, le resserrement des conditions financières, auquel les États font face, accroît l’importance de rééquilibrer les comptes publics dans les pays d’Afrique subsaharienne. En réduisant leurs déficits budgétaires, les pays peuvent diminuer leurs besoins de financement. Les charges d’intérêts représentent déjà, en moyenne, plus de 10 % des revenus publics, hors dons.

Deuxièmement, dans un environnement où les ressources extérieures sont plus rares et plus chères, une autre priorité est de mieux mobiliser les ressources intérieures, en particulier la taxation et l’emprunt sur les marchés financiers intérieurs. Les pays de la région restent très en retard en ce qui concerne la taxation de leurs économies, en partie parce qu’une grande proportion de la population travaille dans le secteur informel.

Troisièmement, il faut continuer de renforcer la gestion des finances publiques. La pénurie de financement accroît les risques de dérapages et de mauvaises pratiques budgétaires, telles que l’accumulation d’arriérés ou le recours des États aux dépenses extra-budgétaires.

Enfin, les pays doivent améliorer leur gestion de la dette publique. En période de taux d’intérêt élevés, il est d’autant plus important de bien gérer la dette, par exemple en s’assurant que les remboursements ne soient pas tous concentrés sur une année ou en allongeant les maturités.

Lors de la conférence sur le financement des économies africaines, qui s’est tenue à Paris en mai 2021, la directrice du FMI, Kristalina Georgieva, a appelé à une réaffectation des droits de tirage spéciaux (DTS) en faveur des pays africains. Où en est ce processus aujourd’hui et comment ces fonds seront-ils utilisés ?

Luc Eyraud : Les droits de tirage spéciaux (DTS) sont un actif de réserve créé par le FMI et dont la valeur repose sur un panier de cinq grandes devises internationales (le dollar américain, l’euro, la livre sterling, le yen et le yuan, ndlr). Les DTS sont alloués aux pays membres du FMI pour compléter leurs réserves de change et peuvent être échangés contre des devises telles que le dollar ou l’euro.

En 2021, le FMI a procédé à une allocation de DTS de 650 milliards de dollars à tous ses pays membres pour les aider à répondre au choc de la pandémie. L’allocation de DTS s’est faite en proportion des « quotes-parts » des pays, qui reflètent leur poids dans l’économie mondiale. Les pays d’Afrique subsaharienne ont ainsi reçu 23 milliards de dollars, les pays développés recevant des montants plus importants. Les pays du G20 ont alors décidé de réallouer, sur une base volontaire, une partie de leurs DTS aux pays les plus vulnérables, pour un montant de 100 milliards de dollars.

Cette réallocation est actuellement en cours. Une partie des DTS a été réaffectée au fonds du FMI pour la réduction de la pauvreté et pour la croissance, qui fournit des prêts à taux zéro aux pays à bas revenu. Une autre partie des DTS a été transférée au nouveau fonds fiduciaire pour la résilience et la durabilité, qui a pour but d’aider les pays à relever les défis à plus long terme, tels que le changement climatique ou les pandémies.

En outre, le FMI soutient les travaux techniques en cours visant à réallouer des DTS à certaines banques multilatérales de développement pour accroître leur capital et leur capacité de prêt, en partenariat notamment avec la Banque africaine de développement.

Parmi les autres mesures annoncées par le FMI, dans le sillage des actions menées après la pandémie de Covid-19, figure la mise en place – avec le G20 – du Cadre commun de traitement de la dette au-delà du programme d’urgence connu sous le nom de DSSI (Debt Service Suspension Initiative). Quel est votre premier bilan de cette initiative sur le continent ?

Luc Eyraud : La situation de la dette dans les pays d’Afrique subsaharienne s’est nettement détériorée au cours de la dernière décennie. En 2020, les pays du G20 ont mis en place un cadre commun pour aider les pays à bas revenu à restructurer leur dette, c’est-à-dire à négocier des allègements de dette avec leurs créanciers. 

Le cadre commun du G20 vise à régler les situations d’insolvabilité et les problèmes de liquidité persistants parallèlement à la mise en œuvre d’un programme de réformes appuyé par le FMI.

À ce jour, quatre pays de la région (l’Éthiopie, le Tchad, la Zambie, et plus récemment le Ghana) ont formulé des demandes d’allègement de dette au titre du cadre commun. Les démarches se sont avérées compliquées et marquées par des retards importants. Ces retards témoignent de la nécessité d’améliorer le cadre commun.

De manière plus large, comment le FMI collabore-t-il avec les gouvernements africains pour les aider à relever les défis économiques de la région, notamment la gestion de la dette, la résistance aux chocs économiques externes et l’amélioration de la gouvernance économique ?

Luc Eyraud : Depuis les débuts de la pandémie de Covid-19, le FMI a apporté plus de 50 milliards de dollars de financements aux pays d’Afrique subsaharienne. Ce montant inclut notamment l’allocation de droits de tirages spéciaux (DTS), pour un total d’environ 23 milliards de dollars fournis aux pays de la région en 2021.

Aujourd’hui, 21 pays d’Afrique subsaharienne sont en programme avec le FMI, et de nombreuses autres demandes ont été formulées par les pays de la région, certaines d’entre elles ayant déjà fait l’objet d’un accord entre les autorités et nos équipes techniques.

Par ailleurs, le FMI s’est doté de nouveaux instruments financiers l’an passé pour aider ses pays membres à répondre à leurs défis économiques et sociaux. Le FMI a ainsi créé un nouveau guichet « chocs alimentaires » pour aider les pays à faire face à la montée de l’insécurité alimentaire, qui affecte plus de 130 millions d’individus en Afrique subsaharienne. Quatre pays de la région ont d’ores et déjà bénéficié de ce guichet, pour plus de 350 millions de dollars. Le FMI a aussi mis en place un nouveau type de financement, appelé « facilité pour la résilience et la durabilité » qui aide les pays bénéficiaires à faire face aux défis structurels posés par le changement climatique et les pandémies. Le Rwanda est le premier pays de la région à en bénéficier et les Seychelles sont le second pays sur cette liste. Plusieurs autres pays de la région ont par ailleurs fait part de leur intérêt pour ce dispositif.

S’agissant du secteur privé, comment le FMI encourage-t-il les investissements dans ce secteur en Afrique subsaharienne et quelles sont les initiatives spécifiques mises en place pour soutenir le développement du secteur privé dans la région ?

Luc Eyraud : Le continent africain regorge d’opportunités pour les investisseurs privés. Sa population est jeune et dynamique, les ressources naturelles y sont abondantes, l’urbanisation est très rapide, et de nombreux pays se sont engagés sur la voie de la transformation numérique.

Toutefois, le nombre de projets suffisamment développés pour intéresser les investisseurs internationaux reste relativement limité. Les bailleurs de fonds et les banques de développement peuvent aider les pays à réaliser des études de faisabilité et les autres activités préparatoires pour étendre la liste de potentiels futurs projets.

D’autre part, les déséquilibres macroéconomiques, tels qu’une forte inflation, la volatilité des taux de change ou une dette publique trop élevée, réduisent aussi l’attractivité de certains pays. À cet égard, des politiques macroéconomiques prudentes, mises en œuvre dans le cadre des programmes du FMI, peuvent améliorer l’environnement macroéconomique et contribuent à sécuriser les investissements privés.

Photos : © FMI

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