Avec Pink Mango et aujourd’hui Asantii, une marque de luxe panafricaine, Maryse Mbonyumutwa vise à transformer le paysage de la mode en Afrique. En produisant localement selon des normes de qualité internationales, elle défie le paradigme de la surproduction et de la fast fashion, privilégiant la durabilité et l’excellence. C’est le résultat de plus de vingt ans d’expérience dans le secteur et d’une conviction profonde : l’industrie textile peut contribuer à résoudre le problème du chômage en Afrique.
Propos recueillis par Dounia Ben Mohamed
Forte de 20 ans d’expérience dans l’industrie de la mode et du textile, Maryse Mbonyumutwa, originaire du Rwanda et établie en Belgique depuis plusieurs années, décide de retourner dans son pays natal pour partager son expertise. C’est ainsi que naît en 2010 Pink Mango, une entreprise créée en collaboration avec le groupe chinois C&D. Un premier essai réussi, puisque sa société emploie désormais 4 000 personnes, dont 80 % de femmes.
Résoudre Le Problème De l’Emploi Des Jeunes
« Tout ce que j’ai accompli jusqu’à présent au Rwanda – Pink Mango, l’usine, etc. –, trouve son apogée dans Asantii », dit-elle. Né en 2022, ce projet est le fruit de ses nombreuses années d’expérience dans l’industrie textile, en Europe et à l’international, mais aussi de plusieurs « frustrations », liées notamment au décalage entre une industrie importante – le textile – et le chômage des jeunes en Afrique. « Le textile peut résoudre le problème de l’emploi des jeunes en Afrique », affirme-t-elle. Ensuite, une question de valeurs personnelles. Elle observe : « Parfois, j’ai dû fermer les yeux sur des situations opaques. En tant que fournisseurs, on ne nous dit pas tout et on doute de la façon dont notre production se terminera. Les méthodes de production ressemblent parfois à de l’escalade. Or j’aime mon industrie ».
« Le textile peut résoudre le problème de l’emploi des jeunes en Afrique »
Imposer Ses Conditions
Dès lors ; comment éviter de reproduire ses défauts ? Pour elle, « la seule solution est de participer activement à l’implantation de cette industrie. Tant que nous laisserons cela entre les mains de sociétés extérieures, nous reproduirons les défauts des autres. Nous devons imposer nos conditions à ces entreprises ». Et Maryse Mbonyumutwa d’évoquer, pour finir, ce qui aura été sa plus grande frustration en 23 ans de carrière : « Dans une industrie pesant 1,3 milliard de dollars, il n’y a pas de marque africaine globale ».
Délocaliser La Production Textile Mondiale De l’Asie Vers l’Afrique
Sa réponse à ces interrogations sera Asantii (« merci » en swahili), qui ambitionne de délocaliser la production textile mondiale de l’Asie vers l’Afrique, tout en menant une politique RSE responsable et avant-gardiste. « J’ai pris le temps de construire le projet, de développer le produit, en mettant l’accent sur la qualité. En interrogeant les créateurs et en examinant l’offre, nous avons réalisé que le secteur souffre d’un manque d’infrastructures et de production qui l’empêche de se développer à l’échelle internationale. Nous nous sommes concentrés sur le développement du produit pour qu’il réponde aux normes internationales, et avons ensuite mis en place la production pour garantir un produit de qualité ». Elle ajoute : « Nous savons que nous partons avec un préjugé négatif et nous devons donc exceller en matière de qualité. Nous ambitionnons de placer le made in Africa sur le marché international. C’est une très grande responsabilité ».
« Nous ambitionnons de placer le made in Africa sur le marché international. C’est une très grande responsabilité »
Deux Boutiques À Kigali Et À Johannesburg
De plus, la conjoncture est parfaite : « Avec l’avènement de la ZLECAf, nos gouvernements ont mis en place un cadre, et il incombe au secteur privé de suivre ». Aujourd’hui, après un lancement réussi, l’ouverture de deux boutiques à Kigali et à Johannesburg, et la présentation des premières collections, Maryse accélère le rythme. « Malgré nos grandes ambitions, nous restons une start-up… Le projet est bien accueilli et attendu. Les gens sont surpris, positivement, de voir une mode africaine qui ne se limite pas à une identité culturelle. Il était important pour nous de partager avec le monde ce que nous voulons partager ».
« Plus Qu’Une Marque »
Cette vision est résumée dans le slogan d’Asantii : « Plus qu’une marque ». « La mission d’Asantii est de développer les 16 marques de nos créateurs, explique Maryse Mbonyumutwa. Nous voulons être un catalyseur pour toute cette industrie ». Mais la fondatrice d’Asantii n’entend pas s’arrêter là : « Nous aurons réussi lorsque, dans dix ans, 50 % de notre production sera destinée à des marques internationales et 50 % à des marques africaines, ce qui signifiera que nous aurons établi les infrastructures pour le développement de nos marques locales, qui auront créé de la valeur ajoutée et des emplois chez nous ».
« Nous aurons réussi lorsque, dans dix ans, 50 % de notre production sera destinée à des marques internationales et 50 % à des marques africaines »
“Nous Allons Intensifier Notre Sourcing l’Année Prochaine Sur Le Continent”
Convaincue du potentiel de l’industrie textile pour résoudre le chômage des jeunes en Afrique, la Belgo-Rwandaise Maryse Mbonyumutwa a placé la responsabilité sociale au cœur de son projet. Celui-ci se décline sous le nom de Pink Mango, société de confection textile rwandaise, et d’une marque qu’elle souhaite panafricaine, Asantii, qui célèbre l’héritage et l’artisanat du continent à travers une mode durable et équitable. Dans cet entretien, la créatrice évoque son souhait d’améliorer les conditions de vie des travailleurs, notamment des femmes, dans l’industrie africaine du textile. Interview
Forbes Afrique : Pendant Que Des Entrepreneurs Africains Préfèrent Les Places Européennes Et Américaines Pour s’Installer, Vous Faites Le Mouvement Contraire. Pour Quelle Raison ?
Maryse Mbonyumutwa Gallagher : J’ai commencé ma carrière en Belgique et en Angleterre. Puis je me suis lancée dans l’entrepreneuriat, toujours en Europe, continent que je n’ai pas complètement quitté. J’y ai toujours des bureaux, avec une équipe en Belgique et une autre en Angleterre. Dans notre industrie, les expansions se font plus vers l’Asie du Sud-Est, ce que j’ai fait en sous-traitance. La première raison de mon retour sur le continent est que je suis d’abord Africaine, Rwandaise. Mais je tiens également compte de ce que le business dans lequel je m’engage ait du sens, qu’il soit rentable : on ne rentre pas uniquement parce qu’on a des liens sentimentaux avec le lieu où l’on implante son affaire. Ensuite, il y a un message dans tout ce projet. Ce message est principalement destiné à la diaspora africaine en Europe, dont j’ai fait partie pendant 27 ans. Dans les cercles intellectuels africains en Europe, il y a, depuis l’université, un discours – un discours usant –, qui s’articule autour de deux points : la situation de notre continent est le fait du colonisateur, ou du néo-colonisateur ; cette situation est également le fait de nos dirigeants. Tant qu’on est confortablement assis en Europe et qu’on peut se permettre ce genre de discours, je pose toujours la question : et après ces constats, qu’est-ce que vous faites ? Mon projet porte alors ce message en direction de la diaspora : peu importe l’état de nos pays et de nos économies, le développement de l’Afrique est, en premier, de notre responsabilité. Il faut arrêter de se victimiser. Même si la mainmise du néo-colonisateur est puissante, les réponses aux problèmes de l’Afrique devront venir des Africains. La troisième raison est qu’étant arrivée en Europe en tant que réfugiée, j’ai connu le parcours de réfugié africain en Europe. Notamment dans une Belgique socialiste qui, à l’époque, permettait aux candidats réfugiés d’étudier, ce qui n’est plus le cas aujourd’hui. Quand je vois comment est stigmatisé l’Africain qui arrive en Europe, je pense qu’il y a quelque chose à faire pour l’intégration de ces réfugiés, surtout des jeunes, qui constituent une matière grise. Certainement mieux intégrés, ils pourraient apporter des solutions à la fois pour les pays hôtes et, en Afrique, en créant des emplois. Nos usines comptent au total 4 000 ouvriers, dont environ 75 % sont des jeunes de moins de 30 ans. En réalité, ce sont 4 000 non-candidats à l’exil européen. Nous sommes tous interconnectés et je crois qu’il faut apporter des solutions à chaque échelon.
« Le niveau de qualité auquel nous arrivons est, je pense, le plus élevé en Afrique pour une marque africaine »
Pourquoi Avoir Privilégié Le Recrutement De Femmes ?
M.M.G. : C’est l’un des grands challenges de notre industrie. Quand j’ai commencé cette aventure avec un partenaire chinois dont je me suis séparé pour des raisons de vision, le recrutement de jeunes filles posait problème. Mais c’était à tort, parce que nous nous sommes finalement rendu compte que, bien encadrées, dans un environnement adapté à leur travail, elles sont bien plus productives et beaucoup plus consciencieuses que les hommes. Elles peuvent être beaucoup plus loyales. D’où l’importance d’avoir des aménagements sur les lieux de travail. Il faut intégrer les réalités de notre pays, de notre continent. Dernièrement, j’étais à la réunion du dialogue national où l’on nous a présenté les chiffres du dernier recensement de la population. Il en ressort que les femmes sont à 51 % majoritaires. De plus, l’Afrique est le continent avec le taux de natalité le plus élevé au monde. Au lieu de fuir ces problèmes, il faut faire avec. Les affronter, transformer ces désavantages en avantages. Prenons par exemple notre projet pilote de crèche, qui inclut un projet pilote d’allaitement. Même si nous attendons d’avoir des statistiques beaucoup plus fiables après six mois, il donne des résultats très positifs. Ce, parce que les mamans ayant leurs enfants à la crèche, celles qui allaitent, sont parmi les plus performantes à l’usine. Au final, chez nous, il n’y a pas de différence entre un homme et une femme, sauf dans les résultats de chacun derrière un même poste de travail.
Vous Optez Pour La Qualité En Produisant Peu. Est-Ce Rentable ?
M.M.G. : Nous avons choisi de produire en petites quantités pour plusieurs raisons. Premièrement, nous sommes une marque qui démarre. C’est très important. Deuxièmement, nous voulons nous inscrire dans la durée. Aujourd’hui, la grande pollution de notre industrie vient de la surproduction. À partir du moment où on produit plus qu’on ne va vendre, les invendus deviennent à moyen et à long terme des déchets. Il faut donc un changement de mentalité dans l’industrie de la mode. Il faut commencer à revoir les modes de la fast-fashion où l’on est obligé de sortir des millions de produits toutes les six semaines, à moindre qualité, qui ne se porteront que sur une durée limitée. Ceci constitue l’un des défis majeurs de l’industrie de la mode qui pollue. Par ailleurs, nous produisons en petites quantités parce que nous sommes également en phase de formation de nos employés. Le niveau de qualité auquel nous arrivons est, je pense, le plus élevé en Afrique pour une marque africaine. Troisièmement, nous sommes encore en phase d’investissement. Mais les volumes que vous avez vus vont évoluer dans notre business plan, avec la demande qui augmente également. Et puis, nous ne sommes pas non plus à des niveaux de prix qui demandent aujourd’hui un rendement à l’échelle, parce que c’est une marque premium de luxe. Et partout dans le monde, les quantités des marques premium sont bien inférieures aux marques de masse.
Vous Avez Fait Le Choix Du Développement Durable Sur l’Ensemble De La Chaîne De Valeurs Et La RSE Est Au Coeur De Votre Développement. Comment Cela Se Traduit-Il ?
M.M.G. : Nous avons deux activités. La principale, qui est spécialisée dans la fabrication de vestes à manches pour l’hiver, permet l’investissement dans Asantii. La matière première nous vient de Chine à 100 %. Par contre, les matières premières qui contribuent à la confection des produits de la marque Asantii nous viennent d’un peu partout sur le continent, notamment d’Égypte, de Madagascar, du Kenya, du Burkina Faso, du Maroc. Et nous allons intensifier notre sourcing l’année prochaine sur le continent, surtout avec nos volumes, qui seront plus importants. Nous allons pouvoir attirer les fabricants de textile pour leur montrer qu’il y a un marché potentiel. Nous allons utiliser du coton cultivé, traité et transformé en Afrique, afin de vraiment garder de la valeur ajoutée sur le continent.
« Nous allons utiliser du coton cultivé, traité et transformé en Afrique, afin de vraiment garder de la valeur ajoutée sur le continent »