Aux commandes de la Compagnie sahélienne d’entreprises depuis près d’une décennie, le patron du cador sénégalais du BTP est aujourd’hui engagé dans l’œuvre d’une vie : transformer dans la continuité le groupe fondé par son père.
Par Jacques Leroueil
Situé face au Monument de la Renaissance africaine, à environ 4 km au sud-est de la Pointe des Almadies — le point le plus occidental du continent africain — le phare des Mamelles est l’un des symboles de la skyline dakaroise. Ici, entre terre, ciel et océan, le promeneur solitaire ne se lasse pas d’apprécier la vue imprenable sur la capitale sénégalaise et les horizons infinis de l’Atlantique.
À ces hauteurs, gageons toutefois que l’observateur sera d’abord frappé par une évidence : fier vestige d’un autre temps, le phare est aujourd’hui cerné de toutes parts par d’imposants bâtiments, tout juste sortis de terre et témoins de la frénésie de construction qui s’est emparée de la capitale sénégalaise. La tour des Mamelles toute proche devrait ainsi accueillir, dès 2024, les sièges de grandes sociétés locales et internationales, tandis que plus loin, sur la corniche ouest de Dakar, la « DakTower » s’élèvera à 122 mètres, ce qui en fera le plus haut bâtiment du Sénégal, devant l’immeuble Kébé et le siège de la BCEAO. Plus largement, c’est le pays de la Teranga tout entier qui a bénéficié des investissements massifs engagés dans les infrastructures ces dernières années. Aéroport international Blaise-Diagne, Bus Rapid Transit (BRT), port de Ndayane, autoroute Dakar-Tivaouane-Saint-Louis… La liste des projets emblématiques portés par le Sénégal n’a cessé de s’allonger au cours de la décennie écoulée.
Le premier groupe sénégalais de travaux publics
Un boom de la construction qui a tout naturellement profité aux opérateurs de la filière. Parmi eux, la Compagnie sahélienne d’entreprises (CSE), principal groupe sénégalais de travaux publics qui a participé à nombre de grands projets : aéroport international Blaise-Diagne de Diass, travaux de réhabilitation de la route nationale Ndioum-Thilogne, construction du train express régional (TER), voie de dégagement nord (VDN), chantier d’assainissement de la ville de Dakar, pont de Kolda en Casamance… Réunies, la dizaine de sociétés du groupe avoisinent aujourd’hui 200 milliards de francs CFA (300 millions d’euros) de chiffre d’affaires annuel et représentent près de 5 000 emplois.
Une société majeure du secteur du BTP en Afrique de l’Ouest, mais peu habituée à être sous le feu des projecteurs. Lors d’une première discussion téléphonique, tôt un matin d’août, le président du directoire de la CSE, Oumar Sow, donne d’emblée le ton : « Mon père [Aliou Sadio Sow, le fondateur de la CSE, NDLR] se méfiait des journalistes et ne leur parlait jamais. Nous avons peu ou prou conservé ce réflexe. Dans la famille, la discrétion est le maître-mot », rappelle le patron de la CSE, aussi peu disert dans les médias que puissant dans le landerneau des affaires sénégalais. Sa voix est cependant bienveillante et son propos s’apparente davantage à la description factuelle d’un trait de caractère qu’à une réelle aversion pour « l’engeance » des journalistes. L’entrepreneur est prêt à dire sa part de vérité. Et peut-être, au-delà, à faire passer certains messages qui lui tiennent à cœur.
Lorsque Oumar Sow naît, en août 1962 à Abidjan, le soleil des indépendances est à son zénith. Deux ans plus tôt, dix-sept États africains se sont libérés du joug colonial et nombre de contemporains de l’époque ont encore en mémoire les premiers mots du discours du président ivoirien, Félix Houphouët-Boigny, proclamant solennellement l’indépendance de son pays, le 7 août 1960. « Voici arrivée, pour toi, ô mon pays, mon pays bien-aimé, l’heure tant attendue où ton destin t’appartient entièrement ». Une exhortation à devenir maître de sa destinée que fera sienne une génération d’ambitieux Africains.
Aux origines de la saga familiale
Natif du Fouta, terre septentrionale du Sénégal, mais élevé en partie au Mali par son grand frère Oumar, engagé dans l’armée coloniale française, Aliou Sadio Sow est de ceux-là. Ce Peul, ingénieur de formation, travaille alors en Côte d’Ivoire comme cadre au sein de la major pétrolière Shell et peut compter sur le soutien sans faille de son épouse, Khadijatou Diawara, une métisse ivoirienne d’origine malienne, qui n’est autre que la petite sœur de Mohamed Tiecoura Diawara, ministre du Plan du président Houphouët-Boigny. Le couple aura six enfants, dont Oumar, l’aîné, qui porte ainsi le même prénom que son oncle paternel.
Compétent et travailleur, Aliou Sow comprend très vite que, passé un certain seuil dans la hiérarchie de l’entreprise, il y a un plafond de verre pour les Africains. Dans les entreprises occidentales opérant alors sur le continent, les fonctions dirigeantes restent quasi exclusivement dévolues aux « toubabs » (nom donné aux Européens en wolof, la principale langue usitée au Sénégal). L’homme n’est cependant pas du genre à subir les aléas de l’histoire et les inerties sociales ; il forcera donc son destin, à la première occasion venue. Celle-ci se présente lorsque la société française de travaux publics Fougerolle décide de créer une filiale au Sénégal, aux côtés d’un partenaire local, qu’elle cherche justement. Informé de l’opportunité par son banquier et ami Amadou Sow, – le dirigeant de la défunte Union sénégalaise de banques – qui lui procure les 5 millions de francs CFA nécessaires pour acquérir des parts (45 %, à égalité avec les 45 % détenus par Fougerolle) au capital de la nouvelle société – la Compagnie sénégalaise d’entreprises – , le nouvel entrepreneur se lance à corps perdu dans cette nouvelle aventure. Très vite, le business décolle et l’entreprise devient, au fil des années, un acteur majeur dans le secteur du bâtiment, avant d’élargir son périmètre d’activités aux travaux publics (routes, terrassement, assainissement, hydraulique…). Aliou Sow prendra définitivement le contrôle de l’entreprise six ans plus tard, rachetant les parts de son partenaire Fougerolle (devenu depuis Eiffage) et rebaptisant au passage la société Compagnie sahélienne d’entreprises. L’extraordinaire saga de la CSE est lancée.
Parvenu au sommet de la réussite, Aliou Sow n’oublia toutefois jamais ce coup décisif du destin, personnifié par la sollicitude de son ami financier au moment déterminant. Des années plus tard, loyal et reconnaissant, le fondateur de la CSE nommera à la tête de son conseil d’administration Amadou Sow, qui occupera cette fonction jusqu’à sa mort, en mai 2016. Une grandeur d’âme que l’homme appliquera du reste à grande échelle, via les multiples œuvres sociales dans lesquelles il s’engagera pour nombre de collaborateurs de son entreprise et Sénégalais dans le besoin. Le tout, dans la plus parfaite discrétion. Comme toujours. Cette œuvre de philanthropie lui survit aujourd’hui, via la Fondation Alioune Sow, une structure interne au groupe CSE et financée sur fonds propres.
Le travail, valeur cardinale
Pendant ce temps, les enfants grandissent dans la maison familiale du quartier Hann Marinas, située dans la commune de Bel-Air, à Dakar. Un cadre cosy et protégé où la transmission de la valeur travail n’est jamais loin. Le week-end, l’air de rien, le patriarche part visiter les chantiers de l’entreprise avec ses enfants, les aînés — Oumar en tête — observant là, leur père discuter avec les ouvriers, ici, se renseigner sur l’état d’avancement des travaux auprès des contremaîtres ou, plus loin, signaler des points susceptibles d’être corrigés. Des tournées de chantier que les principaux intéressés ne goûtent pas vraiment, sur le coup. « Nous étions des enfants et n’aspirions qu’à profiter de notre temps libre et à nous amuser. Ce genre de sortie n’était donc pas notre tasse de thé. Mais sans rien nous dire, notre père avait déjà son plan, celui de nous faire observer le monde réel et d’apprendre de lui. En somme, il voulait nous préparer à la vie », se remémore aujourd’hui Oumar Sow. Ami de longue date de la famille, le designer sénégalais Bibi Seck se souvient quant à lui du caractère « strict » de l’éducation prodiguée par le « Borom kër » (terme wolof désignant le chef de famille). Une inclination à la rigueur et à l’austérité qui a en grande partie forgé le caractère des fils Sow — Ardo et Mohammed en particulier —, que Bibi Seck décrit comme « concentrés sur leur travail, réservés et très peu portés sur les mondanités ».
Lycéen chez les pères maristes, le jeune Oumar décroche son bac en 1980 et part en France, où il s’inscrit en classe prépa HEC. « L’année d’études la plus difficile de ma vie », confesse aujourd’hui le patron de la CSE. De fait, ici plus qu’ailleurs, l’excellence se paie au prix fort : semaines de travail exténuantes, contrôles longs et fréquents, notes abyssales, ambiance de service militaire, logique de classements permanents, vie sociale réduite à peau de chagrin… Le jeune homme quitte sans déplaisir la France au bout d’une année et part tracer son sillon ailleurs dans le vaste monde. Il jette son dévolu sur l’Amérique. Ce sera d’abord l’université de Californie (UCLA) à Los Angeles, puis la New York University — Stern School of Business, suivie d’un autre établissement new-yorkais, la Pace University, où il décrochera un MBA en Finance.
Les études terminées, l’école de la Vie peut commencer. Le 28 septembre 1987, Oumar Sow est accueilli solennellement par son père dans le bureau de celui-ci à Dakar. « Par sens du devoir filial », l’aîné de la fratrie Sow a, en son âme et conscience, fait le choix de rejoindre l’entreprise familiale. Une décision que prendront également plus tard deux des jeunes frères d’Oumar. Ardo, le cadet, est l’actuel numéro deux de la CSE, tandis que Mohamed pilote la Société dakaroise immobilière et d’habitation (SDIH), l’une des filiales du groupe spécialisées dans l’immobilier. Des fils Sow, seul Yérim, le très secret patron du groupe Teyliom (hôtellerie, immobilier, banque, boisson…) tentera l’aventure entrepreneuriale en dehors du giron familial. Avec le succès que l’on sait.
Les débuts dans l’entreprise familiale
Se remémorant cette date fatidique où il intégra pour la première fois l’entreprise familiale, le patron de la CSE évoque, ému, « un moment fort ». Ce jour-là, Aliou Sow, la figure tutélaire par qui tout a commencé, fait comprendre à celui qui lui succédera un jour que sa réussite au sein de la société dépendra en premier lieu de sa capacité à garder le cap sur l’essentiel, « la rigueur et le travail ». En somme, qu’il importe d’être toujours à la hauteur des circonstances. Une éthique de vie qui servira de fil conducteur à Oumar au cours des décennies suivantes. Un pair sénégalais actif dans le secteur du BTP et qui connaît le patron de la CSE depuis près de quarante ans le décrit comme un homme « habité par un sens aigu de ses responsabilités ». Le principal intéressé, qui se sent parfois « otage de son destin », le confesse pourtant sans ambages : dans une autre vie, ses choix de carrière auraient très certainement été différents.
Dans l’immédiat, le jeune homme doit relever un premier défi : dans une activité de travaux publics dominée par les ingénieurs et leur jargon technique, le bagage financier du fils Sow est une expertise certes précieuse, mais qui ne saurait à elle seule servir de passe-droit. Oumar Sow le sait, il devra gravir un à un les échelons, au mérite. D’abord attaché de direction, il est envoyé en Sierra Leone au bout d’un an, en tant que responsable administratif d’une agence CSE qui pilote la construction d’une route. « Un épisode particulièrement formateur », se souvient le patron du groupe de travaux publics sénégalais. Il revient par la suite au siège à Dakar avant d’être nommé directeur pays en Guinée Conakry, en 1994. Une autre date clé de sa carrière. Désormais en contact direct avec la haute administration (ministres, directeurs de cabinet, responsables du Trésor…) d’un État qui est un client majeur, l’héritier apprend très vite les codes de ce monde roué et complexe, où il convient d’exceller dans l’art de la diplomatie tout en ayant une fine maîtrise de la psychologie des hommes.
La montée en puissance de l’héritier
Plus tard, sous l’ère du président Abdoulaye Wade, une nouvelle génération de ministres du même âge qu’Oumar Sow arrive aux affaires. L’héritier Sow devient rapidement leur interlocuteur privilégié au sein de la CSE, et se voit nommé peu après directeur général adjoint du groupe. Le fondateur de la CSE, tout en restant la figure tutélaire de l’entreprise et l’architecte des orientations stratégiques qui président à ses destinées, passe alors progressivement le relais à son fils. Le bâtisseur du groupe n’en continue pas moins de donner son avis et d’étonner jusqu’au bout par sa « vista », sa faculté à déceler prestement le point essentiel ou le défaut de cuirasse d’une affaire. « La meilleure école », déclare Oumar Sow, rappelant avec fierté qu’il aura travaillé « trente ans, presque jour pour jour », aux côtés de son père.
Le 23 août 2017, le fondateur de la CSE s’éteint, à l’âge de 84 ans, à l’Hôpital américain de Paris. « Peiné par cette triste nouvelle », le président sénégalais saluera la mémoire d’une « figure emblématique » et « un modèle de ténacité et de constance dans la quête de l’excellence ». Dans la pratique, la succession s’effectue sans difficulté. Après tout, celle-ci a été préparée depuis fort longtemps, les fils Sow œuvrant au sein de la CSE depuis déjà des décennies, tandis que le groupe se structure en holding dès 2015, Oumar occupant le poste de président du directoire, du vivant même d’Aliou Sow.
La vraie difficulté de l’héritier est en réalité ailleurs : il doit à la fois s’inscrire dans le prolongement de la génération précédente et défendre la pérennité de l’œuvre initiée, tout en affirmant sa singularité et ses choix propres, contingents des défis de son temps. Une délicate alchimie à trouver et qui, fort logiquement, ne prend pas toujours. De fait, l’histoire contemporaine regorge d’exemples de successions ayant mal tourné. Au Burkina, on citera le lent déclin du groupe Oumarou Kanazoé, après la disparition de son fondateur ; au Cameroun, l’empire familial des Fotso déchiré par des querelles d’héritiers, tandis que sous d’autres cieux, l’héritage liquidé de Jean-Luc Lagardère par son fils Arnaud fait les choux gras de la presse française. Sans parler — exemples bien plus vivaces dans l’imaginaire collectif des Sénégalais — des successions compliquées d’El Hadj Babacar Kébé et de Djily Mbaye, deux grands hommes d’affaires du pays, décédés respectivement en 1984 et 1991. Chez les Sow, rien de tout cela : le navire familial tient bon la barre et le cap est fermement maintenu.
Une équipe solide et dévouée de collaborateurs
Dans ce nouveau chapitre de la saga familiale qui s’est ouvert, le président du groupe CSE peut compter sur une équipe solide et dévouée de collaborateurs, au premier rang desquels se trouvent ses frères Ardo et Mohamed. Sans oublier les fidèles Birane Wane, conseiller spécial d’Oumar Sow, Massamba Guèye, le secrétaire général du groupe CSE, Aliou Niasse, le directeur général adjoint de la CSE, et Babacar Diop, le directeur administratif de la CSE, qui a formé Oumar au métier lorsque celui-ci était encore étudiant. Ingénieur et discret comme son père Aliou Sow, Ardo est le maître de l’opérationnel, celui qui « met les mains dans le ciment » et discute des aspects techniques avec les clients et collaborateurs maison, tandis qu’Oumar est « chargé d’alimenter en travail [la chasse permanente aux nouveaux contrats, NDLR] le groupe CSE et de se faire payer par les clients ». De fait, cette répartition des rôles dit autant de la complémentarité des expertises des uns et des autres que du fonctionnement d’ensemble de la CSE, où le mode de gestion est décrit comme « collégial et consensuel » par un dirigeant du groupe. Une description plutôt flatteuse et qui semble également s’appliquer au caractère d’Oumar Sow. Contacté par Forbes Afrique, Moustapha Ndiaye, notaire réputé de Dakar et ami d’enfance d’Oumar, loue notamment la « fidélité en amitié », ainsi que le « sens de l’abnégation » du dirigeant. D’autres proches évoquent quant à eux « l’ouverture d’esprit », « la capacité d’écoute » et « la résilience » de l’homme. Celui-ci peut toutefois avoir un « côté bipolaire et s’emporter s’il est contrarié », s’amuse son ami Bibi Seck, qui précise néanmoins que « le soufflé retombe très vite et qu’il n’y a jamais de rancune ».
Dans la sphère des affaires en revanche, où la dynamique des relations est par définition différente de celle du cercle familial et amical, les avis sont plus nuancés. Tout en lui reconnaissant un « caractère jovial et plaisant », un dirigeant du secteur rappelle qu’il n’aura « aucun d’état d’âme à s’allier à un autre partenaire et à vous oublier » s’il estime que les intérêts de son entreprise sont en jeu. La même source concède pourtant que le patron de la CSE sera « le premier à vous appeler s’il apprend que l’un de vos proches est souffrant ». En somme, « un patron dur en affaires, mais fondamentalement attachant », conclut notre interlocuteur.
Les difficultés du métier
Il est, du reste, parfois nécessaire d’avoir le cuir dur et de se battre pour faire avancer les choses. La question du recouvrement des créances, toujours problématique lorsque votre client est l’État, en constitue une bonne illustration. Malgré les relances répétées, « il peut parfois s’écouler cinq à six mois entre l’exécution des travaux et le règlement attendu », pointe le président du directoire de la CSE. Or, pendant ce temps-là, « il faut tenir ses différents engagements [salaires, fournisseurs à régler…] en faisant notamment appel aux banques pour les besoins de la trésorerie, et donc supporter le coût associé du crédit [autour de 8-9 % l’an] », déplore l’entrepreneur, qui ajoute avoir parfois l’impression de ne travailler « que pour faire vivre les banquiers ». Face à un client de cette envergure, les établissements financiers de la place dakaroise ne se font malgré tout pas prier bien longtemps pour accorder des lignes de financement. On ne prête qu’aux riches. Il n’empêche, « dans ces moments-là, le stress du travail, vous le ramenez forcément à la maison », confie l’intéressé qui, dès qu’il le peut, quitte la capitale sénégalaise pour rejoindre sa villa de la Pointe-Sarène, où il aime se ressourcer en fréquentant la compagnie délassante d’artistes de renoms (le sculpteur ivoirien Jems Koko Bi, l’artiste plasticien Togolais Sadikou Oukpedjo ou encore le peintre dakarois Omar Ba, notamment, sont des habitués des lieux).
La CSE a par ailleurs dû composer ces dernières années avec la dégradation de la situation sécuritaire au Sahel et l’instabilité politique accrue de nombre de pays où elle était jusqu’alors présente. Autrefois active dans une grande partie de la sous-région ouest-africaine, la Compagnie a ainsi progressivement réduit la voilure dans cette zone (départ du Niger, du Mali et du Burkina Faso) pour se recentrer sur son marché domestique sénégalais et, dans une moindre mesure, sur la Sierra Leone, pays anglophone de 9 millions d’habitants où elle concentre aujourd’hui son second pôle d’activité. Une décision de bon sens aux yeux d’Oumar Sow, pour qui « s’éloigner de ses bases revient souvent à moins contrôler les choses ». De nouveaux contrats seraient cependant « sur le point d’être finalisés dans deux pays de la sous-région », confie l’intéressé, qui n’en dira pas plus. Pragmatique, le patron de la CSE sait que le jeu des affaires est mouvant et qu’il est souvent préférable de ne pas dévoiler (toutes) ses cartes. En attendant, ce repli géographique assumé a permis à la CSE d’améliorer sa profitabilité, en progression ces dernières années. Interrogé sur le sujet, Oumar Sow préfère rester évasif, mais indique « être en ligne avec les marges des opérateurs internationaux du secteur ».Tenus de publier leurs résultats financiers, les grands groupes cotés de la filière BTP (Vinci, Bouygues, Eiffage, ACS…) affichent pour leur part une rentabilité nette comprise entre 3 et 5 % de leur chiffre d’affaires.
La menace chinoise
Les succès d’aujourd’hui ne sauraient toutefois préjuger de la prospérité de demain. Et la ligne de démarcation entre un potentiel bon deal et la perte sèche avérée est souvent ténue. Surtout lorsqu’une autre menace, plus insidieuse, plane sur la filière : la rude concurrence pratiquée par les entreprises chinoises. C’est un fait : bien au-delà du Sénégal, la puissance de frappe des opérateurs du BTP venus de l’empire du Milieu est aujourd’hui incontestable sur le continent. Dans sa dernière étude sectorielle intitulée Africa Construction Trends, le cabinet Deloitte rappelle ainsi qu’en 2021, la part relative des groupes chinois dans le total des projets africains de plus de 50 millions de dollars – 47 millions d’euros (462 projets comptabilisés pour une valeur totale de 521 milliards de dollars, soit près de 500 milliards d’euros) s’est élevée à 27,1 % ; un pourcentage supérieur à l’ensemble des opérateurs privés africains (25,3 %) et des entreprises originaires de l’Union européenne (11,5 %).
Bénéficiant de l’appui d’établissements financiers tels que l’Exim Bank of China, la China Development Bank ou encore l’Industrial and Commercial Bank of China (ICBC) — qui sont autant d’outils au service des ambitions de Pékin à l’international —, nombre de grands opérateurs chinois du BTP sont subventionnés à l’export et peuvent donc casser les prix pour s’imposer sur les appels d’offres. Une politique assumée de « dumping » qui impacte durement les acteurs nationaux. « Alors que nous soumissionnons aux appels d’offres en calculant une petite marge au-dessus de notre prix de revient, les entreprises chinoises peuvent, elles, rafler les appels d’offres en soustrayant de ce prix les aides reçues », s’insurge Oumar Sow qui, en sa qualité de président de la section BTP du patronat sénégalais, est aussi le porte-voix des opérateurs locaux de la filière.
Président honoraire d’Eiffage Sénégal, Gérard Sénac abonde dans le sens du patron de la CSE. Tout en reconnaissant aux Chinois « leur rapidité d’exécution », l’ancien directeur de la filiale sénégalaise du géant français de BTP regrette également cette « distorsion de la concurrence ». Pis, dans le cadre d’appels d’offres remportés par des entreprises chinoises, « la sous-traitance locale et l’emploi de collaborateurs africains est quasi-inexistante », se désole le Français pour qui « les enjeux liés à la formation et à l’emploi devraient être primordiaux ». De fait, outre l’importation directe de matériaux en provenance d’Asie, nombre d’entreprises chinoises du BTP font encore très largement appel à leur propre main-d’œuvre.
La loi sur le contenu local, un précédent à répliquer
Pas étonnant dans ces conditions que les acteurs sénégalais du BTP se sentent lésés et peu protégés face aux géants de l’empire du Milieu. Président du Conseil national du patronat — CNP, la principale organisation patronale du pays — depuis 2002, Baïdy Agne, lui, plaide pour « une formule plus équilibrée » qui, tout en permettant le jeu de la concurrence, « fasse sens pour les opérateurs économiques locaux ». Citant la loi sur le contenu local existant déjà au Sénégal et destinée à ménager des niches de partenariats et d’investissements en faveur des entreprises nationales dans la filière naissante des hydrocarbures, le patron du CNP estime qu’il serait pertinent de « répliquer ce dispositif » pour défendre les intérêts des acteurs nationaux du BTP. Une suggestion que défend aussi activement Oumar Sow, rappelant du reste que sur ce sujet, « le dialogue avec les autorités du pays est bien engagé ». Interrogé à cette occasion sur ses inclinations politiques, l’entrepreneur se défend d’appartenir à un quelconque bord, mais reconnaît avoir des affinités avec l’actuel chef de l’État sénégalais, Macky Sall, « un ami de vingt ans». La question est toutefois vite balayée d’un revers de main.
Pour protéger le groupe des assauts d’une concurrence trop frontale sur ses métiers historiques, le patron de la CSE ambitionne aujourd’hui d’accélérer le développement de nouvelles lignes d’activités. Résultat, l’entreprise est aujourd’hui présente sur toute la chaîne d’opérations liées au secteur de la construction (ouvrages d’art, bâtiment, promotion immobilière, hydraulique et assainissement…) via sa dizaine de filiales spécialisées (CSE Granulats, Soseter, Sismar, CSE Immobilier, SDIH…). Flairant l’opportunité, le président du directoire de la CSE s’est en outre lancé dans le secteur de l’énergie, avec ses deux filiales dédiées, CSE Energies – qui développe un projet de centrale électrique de 250 mégawatts avec deux entreprises sénégalaises partenaires – et Ecsen, qui fournit notamment des services de transport maritime et de consignation aux opérateurs de la filière pétrole et gaz ; un secteur en plein boom au Sénégal alors que l’entrée en production des gisements de Grand Tortue Ahmeyim et Sangomar est prévue pour 2024. Et qui, justement, a bénéficié à plein de la loi sur le contenu local…
Protéger l’œuvre d’une vie
À l’arrivée, l’essentiel pour le patron du leader sénégalais du BTP — garant de l’empire familial — est que, par-delà les ressacs conjoncturels et les aléas du métier, il a su protéger et faire fructifier l’œuvre d’une vie, celle de son père. Père de quatre enfants (Naomi, Khadija, Mounir et Aliou Warren) nés de deux unions différentes, Oumar Sow reconnaît cependant que « le secteur de la construction est un monde dur et que cette voie n’est pas faite pour tous ». Les deux aînées, Naomi et Khadija, ont beau déjà travailler au sein du groupe, l’entrepreneur le sait : se voir confier les clés de l’empire des mains de la génération précédente est autant un insigne honneur qu’une écrasante charge à supporter.
De quoi, peut-être, nourrir parfois l’envie d’une existence différente, moins marquée par les pesanteurs des responsabilités et plus libre des conventions. De là à dire que l’entreprise pourrait un jour être contrôlée par d’autres actionnaires que les héritiers Sow, il n’y a qu’un pas. Le patron de la CSE reste peu disert quand on aborde la question, mais lâche tout de même qu’il a « déjà été approché » et qu’il reste « ouvert à la discussion ». Une chose est sûre, la mariée est belle : en dépit d’une concurrence forte, la CSE demeure l’acteur numéro un du BTP au Sénégal — un marché dynamique — et au-delà, l’un des principaux groupes africains dans la zone UEMOA. Une configuration attrayante qui n’aura pas échappé aux géants du secteur.
Passeur de flambeau
Sur le plan patrimonial en tout cas, le patron de la CSE peut d’ores et déjà se féliciter d’avoir mis (une partie) de ses œufs dans le même panier qu’un investisseur avisé, son frère Yerim. Aux côtés du patron du groupe Teyliom, l’aîné des Sow dispose d’une participation dans la Bridge Bank — un établissement financier ivoirien centré notamment sur la clientèle corporate — ainsi que dans l’opérateur sénégalais Free, passé en août sous le contrôle du groupe Axian, propriété du Malgache Hassanein Hiridjee. Oumar Sow le jure pourtant, il n’est « pas motivé par l’argent ».
Non, l’entrepreneur a des projets autrement plus stimulants que vouloir « finir le plus riche du cimetière ». Collectionneur insatiable (plus de 400 œuvres éparpillées entre ses différentes résidences) et propriétaire de la galerie dakaroise Quatorzerohuit, située à deux pas de la place de l’Indépendance, Oumar Sow se verrait bien commanditer un projet de livre qui dresserait un inventaire détaillé de toutes ses pièces. Et pourquoi pas aussi « ouvrir un jour un musée privé » ; un lieu dédié où il exposerait ses multiples coups de cœur. Quand on lui demande pourquoi, la réponse fuse : « par souci de transmettre un héritage à mes enfants ». Une attitude de « passeur de flambeau » bien conscient de la fuite du temps, que n’aurait certainement pas reniée le fondateur du groupe CSE.
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