Avec sa structure FoodWise, cette jeune Mauricienne part à la chasse aux denrées alimentaires invendues. Portrait d’une entrepreneuse sociale militante qui cherche à faire bouger les lignes.
Par Harley McKenson-Kenguéléwa
Après deux ans de combat et d’intenses négociations, Rebecca Espitalier-Noël et ses équipes peuvent se targuer d’avoir convaincu l’État mauricien, en juillet 2022, d’amender la loi sur la réglementation des aliments afin d’autoriser les entreprises alimentaires à vendre et faire don de produits ayant dépassé leur date de péremption. « C’est un énorme soulagement, le sentiment d’avoir gagné une grande bataille ! », dit Rebecca Espitalier-Noël, en expliquant : « Nous avons planché sur combien de temps, après la date de péremption, il est encore possible de consommer des denrées alimentaires et préconisé que les biscuits ou les pâtes sèches, par exemple, puissent être consommés jusqu’à une certaine période après cette date. Par contre, les denrées sensibles telles les viandes fraîches, qui constituent un enjeu de santé publique en raison des risques d’ordre microbiologique, doivent impérativement comporter une date limite de consommation ».
Des partenariats avec le secteur alimentaire
Sa fierté, non dissimulée, se nourrit d’un autre fait d’armes : « The Pact on the Date », une charte établie courant octobre 2022, grâce à laquelle les entreprises locales s’engagent à réduire drastiquement le gaspillage alimentaire et initier des campagnes de sensibilisation auprès des consommateurs, visant à distinguer la date de péremption et la date de durabilité minimale d’un produit pouvant être consommé sans risque pour la santé, mais avec une qualité gustative moindre. Un bon nombre d’enseignes (New Maurifoods, Ramtoola & Sons, La Trobe Co. Ltd, Jumbo & Jumbo Express ou Phoenix Beverages, pour ne citer que quelques exemples) ont déjà été séduites par cette démarche.
Cofondatrice et directrice générale de l’entreprise sociale FoodWise, Rebecca Espitalier-Noël mène donc, depuis quatre ans, des activités d’intermédiaire entre la grande distribution et les associations spécialisées dans l’aide alimentaire. À ce jour, FoodWise a distribué 3,7 millions de repas (soit 800 tonnes de nourriture économisées) et compte plus de 300 partenaires issus du secteur alimentaire (grossistes ou détaillants), ainsi que des collaborations avec 120 écoles et ONG.
À seulement 28 ans, la jeune dirigeante est ainsi devenue une figure clef de la lutte anti-gaspillage alimentaire à l’Île Maurice, un pays salué pour sa gouvernance à travers le monde, mais dont le miracle économique ne profite pas (encore) à tous. Un rapport publié en 2021 par le Programme des Nations unies pour l’Environnement indiquait que la nourriture jetée en une année y a atteint 118 600 tonnes. « Personne ne meurt de faim à Maurice » : cette petite phrase, prononcée il y a peu par le patron d’une entreprise locale, a fait bondir Rebecca, qui fulmine : « Lorsque des enfants se rendent à l’école le ventre vide, quand toute une famille doit se contenter de manger des conserves tous les jours, cela ne fait que renforcer ma conviction de devoir lutter contre l’insécurité alimentaire. On sait que donner de la nourriture aux enfants diminue à coup sûr l’absentéisme scolaire et améliore les résultats ».
” Parce que nous pensons que ce sont les optimistes qui changent le monde, nous avons pris le pari fou de rendre l’impossible possible “
Une tête bien faite
Cheffe d’entreprise engagée, humaniste dans l’âme, Rebecca met donc toute son énergie au service de sa passion. Améliorer le sort de ses semblables est une vocation précoce chez la jeune femme. Née à l’Île Maurice, issue d’une fratrie de trois enfants et fille de Gilbert Espitalier-Noël, qui dirige le groupe hôtelier Beachcomber Resorts & Hotels, elle passe sa scolarité au lycée des Mascareignes, à Moka. Brillante élève, elle se démarque déjà. Sa sœur Florence se souvient : « Rebecca faisait partie systématiquement des premiers de la classe dans la plupart des disciplines et cherchait toujours à “toucher les étoiles”. On pouvait lire la déception sur son visage, les rares fois où elle obtenait une note en dessous de 16/20 ». Après son baccalauréat en sciences économiques (obtenu avec mention « très bien »), elle s’envole pour l’Europe : d’abord en Écosse, où elle décroche en 2014 un diplôme d’économie, puis en France où elle obtient en 2018 un master en économie du développement et développement international à Sciences po Paris.
La jeune étudiante multiplie alors les stages : dans la presse, à l’Agence française de développement (AFD), au fonds d’investissement mauricien Compass Venture Capital, mais aussi chez each One (ex-Wintegreat), start-up parisienne qui œuvre à l’insertion professionnelle des réfugiés. Cette expérience est celle qui la marquera assurément le plus. Forte de cette pluridisciplinarité acquise en Europe, Rebecca Espitalier-Noël retourne dans son île natale, où son destin prend un tournant décisif, à la suite d’une rencontre avec Julia Venn (cofondatrice de FoodWise), très concernée par les grands sujets liés au gaspillage et à l’insécurité alimentaire : « Un jour, alors que nous bavardions avec des employées d’un supermarché, l’une d’elles s’est mise à fouiller dans une poubelle pour récupérer une pomme, qu’elle a glissée dans son sac. En guise d’explication, elle nous fit savoir qu’elle avait du mal à nourrir ses quatre enfants ». Cette réalité vécue au quotidien par bon nombre de Mauriciens, trop fréquente pour être ignorée, servira de déclic. Ainsi naît, en novembre 2018, l’entreprise sociale FoodWise, créée sous la forme d’une Société à Responsabilité Limitée par Garantie, un statut juridique largement préféré à celui d’une ONG, dont l’efficience opérationnelle aurait été davantage « tributaire de la disponibilité des membres constitués de “volontaires” » estime Rebecca Espitalier-Noël.
Un mouvement national
FoodWise constitue le chaînon qui manquait pour réorienter les denrées alimentaires dotées d’une date de préemption déjà atteinte mais encore consommables, vers les associations caritatives et autres organisations non gouvernementales qui peuvent en faire bon usage. Les débuts sont encourageants, mais laborieux. « Au départ, nous n’avions pas suffisamment investi dans les ressources humaines », dit la jeune entrepreneuse sociale, qui comprend rapidement que les employés de ses partenaires joueront un rôle crucial dans le projet : « Il est essentiel qu’ils y croient dur comme fer et qu’ils y trouvent une raison d’y participer, ce qui n’était malheureusement pas le cas ».
Depuis, FoodWise a rectifié le tir. Mieux, l’entreprise sociale affiche une croissance exponentielle. « Parce que nous pensons que ce sont les optimistes qui changent le monde, nous avons pris le pari fou de rendre l’impossible possible. Aujourd’hui, FoodWise s’est transformé en un mouvement national menant la lutte contre le gaspillage alimentaire » se réjouit sa cofondatrice. À en croire ses proches, la jeune femme, qui garde intacte sa puissance de travail, continue à l’assortir d’exigences et de devoirs d’exemplarité qui dépassent parfois les limites. Car elle est consciente du chemin qu’il reste à parcourir. « Il y a de l’or dans nos poubelles », a déclaré il y a quelques mois Sonny Wong Lun Sang, directeur commercial du groupe de distribution alimentaire Innodis. « Des produits alimentaires d’une valeur de 85 millions de roupies mauriciennes (2 millions de dollars) pourraient être sauvés des supermarchés et redistribués chaque année par FoodWise si le tri était fait ».La nomination de Rebecca Espitalier-Noël parmi les 30 meilleurs espoirs africains de moins de 30 ans (voir le dernier classement 2022 établi par Forbes Afrique) n’empêche nullement la jeune entrepreneuse de garder les pieds sur terre. Cette adepte du triathlon et du kitesurf entend bien continuer à faire bouger les lignes, en appliquant à la lettre la devise de FoodWise : « Gaspiller moins, nourrir plus ! ».
Pour en savoir plus : https://www.foodwise.io/