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Le Wax a-t-il l’Étoffe d’Un Vrai Pagne Africain ?

De l’éclatant kenté du Ghana au robuste bogolan du Mali, de l’adire richement orné du Nigéria au shweshwe texturé d’Afrique du Sud, l’Afrique foisonne de tissus qui racontent l’histoire de ses populations. Mais de ces vibrantes étoffes, c’est le wax qui s’illustre le plus nettement. Un tissu tellement plébiscité sur le continent qu’on le croit africain, contresens historique. Mais alors comment est-il, paradoxalement, devenu le symbole d’une identité panafricaine ? Reportage

Par Pokou ABLÉ


En industrialisant la production de ces étoffes depuis son fief d’Helmond (Pays-Bas) en 1846, Pieter Fentener van Vlissingen (1826-1868) imaginait-il l’empreinte que le wax laisserait sur le continent africain ? Deux siècles après les premières importations en Afrique de l’Ouest, ce tissu d’origine hollandaise continue de régner– sous forme de pagne – sur les étals, du marché d’Adjamé (Abidjan) au marché central de Kinshasa. Omniprésent dans les événements communautaires, le wax semble avoir dépassé sa fonction textile pour s’ériger en témoin des étapes de la vie, miroir identitaire, marqueur d’appartenance et média transgénérationnel. Preuve en est : les noms attribués à certains modèles, qui traduisent un zeitgeist (un esprit du temps) chargé d’humour, d’anecdotes, et aussi, parfois, de critique sociale : « tu sors, je sors », « mari capable », « l’œil de ma rivale », « le balai de Guéï » ou « feuille de gombo ». Né sur l’île de Java, le batik est un tissu de coton traditionnel orné de motifs complexes obtenus par une technique de teinture à la cire, qui permet de fixer les couleurs et de rendre imperméables certaines parties du tissu. C’est cet usage qui donnera son nom au wax.

Siège Social de VLISCO à Helmond, Netherlands ©Ger Beekes / Alamy Banque D’Images

L’Expansion Africaine Du Pagne En Wax, Une Épopée Hollondaise

À partir du XIXe siècle, dans leur quête d’expansion commerciale, les Britanniques puis les Hollandais cherchent à industrialiser la production du batik en développant des techniques d’impression mécanique. Leur objectif est de proposer un produit à moindre coût pour saturer le marché. Mais ces versions ne parviennent ni à reproduire la finesse des batiks traditionnels ni à convaincre les Indonésiens, attachés à l’authenticité de leur procédé artisanal.

À 12 000 kilomètres de là pourtant, ces imperfections sont assez vite perçues comme des qualités. Approvisionnées par les navires hollandais qui font escale à Elmina (Ghana), les populations de la Côte-de-l’Or adoptent rapidement ce tissu. Pour Perry Oosting, le PDG du groupe Vlisco, « [elles] ont été séduites par la vivacité et le maintien des couleurs, qui restent intactes même après plusieurs lavages. Elles ont également beaucoup apprécié la richesse des motifs ». Du Ghana, l’engouement se propage à la Côte d’Ivoire, à l’actuel Togo, au Bénin, au Nigéria, puis à l’Afrique centrale et au reste du continent. « Le wax est produit aux Pays-Bas et vendu en Afrique où les populations l’ont adopté au point de donner des noms à ses motifs. Mais c’est un tissu qui, à l’origine, n’est ni pensé comme africain, ni pour les Africains », nuance Oosting. Si, comme le réaffirme le créateur de mode et directeur artistique de la maison du même nom Elie Kuame, « on ne peut dire que le wax est une étoffe africaine », un siècle et demi aura suffi à en faire un symbole de l’identité du continent. « Un paradoxe de la mondialisation », selon le Camerounais Gilles Loïc Djayep, consultant chez McKinsey et auteur du blog MV Couture.

Perry Oosting, PDG du groupe Vlisco

Un Eldorado Économique

Pièce maîtresse des garde-robes en Afrique, le pagne en wax s’y affirme également comme moteur économique – soutenant une chaîne de valeur qui s’étend des usines de production aux couturiers, en passant par les distributeurs. Au Togo, l’essor de la revente au détail a même donné naissance au phénomène des « Nana Benz », ces femmes d’affaires ayant fait fortune dans l’importation et tirant leur surnom des voitures de luxe qu’elles aimaient s’offrir. « Leurs enfants, et aujourd’hui leurs petits- enfants, perpétuent cette tradition en reprenant les boutiques qu’elles ont créées dans les années 1960 au Togo et ailleurs en Afrique », raconte le PDG de Vlisco. Et Gilles Loïc Djayep d’expliquer : « La distribution du wax est le maillon fort de la chaîne de valeur en Afrique. Si on a eu par le passé les Nana Benz, aujourd’hui, de nombreuses marques et artisans vendent en ligne via des plateformes comme Anka », avant d’ajouter : « En revanche, la production et la transformation constituent des points faibles. Seulement 10% du wax serait produit localement, un manque à gagner en termes de création d’emplois et de savoir-faire technique ». Raison pour laquelle, dans le sillage des indépendances, plusieurs nations, à commencer par le Ghana de Kwame Nkrumah – bientôt suivi par le Sénégal, le Bénin et la Côte d’Ivoire – se sont engagées dans une politique de développement d’une industrie textile nationale. Pour réduire leur dépendance aux importations et capter davantage de valeur ajoutée, elles ont instauré des barrières douanières, investi dans des infrastructures de production et soutenu l’émergence d’acteurs industriels locaux – parfois appuyés par des capitaux (privés) étrangers. Ces initiatives ont donné, par exemple, naissance à la SOTIBA au Sénégal, à ENITEX au Niger (anciennement NITEX puis SONITEXTILE), ou encore aux sociétés SOBETEX et IBETEX pour le Bénin. Cependant, malgré une réelle volonté, ces entreprises, freinées par des défis structurels, semblent manquer de compétitivité et peinent à s’imposer face aux géants de l’industrie qui contrôlent, encore aujourd’hui, cette industrie florissante. En atteste le rachat de Vlisco en 2021 par Parcom, société néerlandaise de capital-investissement, après plus d’une décennie sous la houlette du fonds britannique Actis (voir encadré ci-contre).


VLISCO, FABRICANT DE WAX HAUT DE GAMME

Créé en 1846 aux Pays-Bas, le groupe Vlisco (Vlisco, Woodin, Uniwax, GTP) compte 2 100 employés, dont 530 basés aux Pays-Bas, et des sites de production situés à Abidjan (Uniwax) et Accra (GTP). Sa production annuelle de wax est évaluée à près de 70 millions de mètres. Ces volumes colossaux lui permettraient de générer un chiffre d’affaires estimé entre 250 et 300 millions d’euros selon des sources publiques, bien que son PDG n’ait pas souhaité confirmer ou commenter ces chiffres. Il reconnaît cependant que l’essentiel de ces ventes est réalisé en Côte d’Ivoire, au Nigéria, et en République démocratique du Congo, tandis que « le Bénin et le Togo affichent des performances robustes ». D’abord cédé en 2010 à la firme de capital-investissement britanique Actis, le groupe est depuis 2021 propriété de la société néerlandaise Parcom. Cette transaction s’est conclue alors même qu’un consortium d’investisseurs africains, porté par Made in Africa (MIA) – fonds panafricain créé par Kojo Annan, le fils de l’ancien Secrétaire général des Nations unies – s’apprêtait à en prendre le contrôle. L’offre de MIA était notamment soutenue par la banque africaine d’import- export Afreximbank, une institution financière créée en 1993 pour stimuler le commerce intra-africain et entre l’Afrique et le reste du monde. En janvier 2020, celle-ci avait mis à disposition de MIA deux lignes de financement totalisant 190 millions de dollars (182 millions d’euros) pour cette opération hors marché.


Les Hollondais Rayonnent, Les Chinois « Contrefaçonnent », Les Africains Étonnent

Âgé de près de 180 ans, le groupe Vlisco demeure le leader du marché, avec quatre principales marques textiles (Vlisco, Woodin, Uniwax, GTP) bien implantées à l’ouest et au centre du continent. Elie Kuame souligne cette dynamique commerciale : « La demande demeure extrêmement forte, car ce tissu est un marqueur identitaire et un véritable business. Il est d’ailleurs fascinant de constater que le marché africain est capable d’absorber de tels volumes ». De là à dire que Vlisco jouit d’un monopole inébranlable, il n’y a qu’un pas… que s’abstient de franchir son PDG : « Nous avons connu des difficultés récemment avec l’instabilité du naira, les mauvaises récoltes de coton, la dévaluation du cedi, l’escalade des tensions en République démocratique du Congo… ». Et qu’en est-il de la concurrence asiatique ? Car celle-ci progresse de plus en plus, jusqu’à atteindre – pour les marques chinoises – 80 % des parts de marché en Côte d’Ivoire en 2019, selon l’émission Made in Africa (RTI 1). Ces marques y parviennent, semble-t-il, grâce à des prix compétitifs (souvent cinq à six fois moins chers qu’un pagne hollandais) qui rendent leur offre d’autant plus attractive que leurs designs s’inspirent – et parfois, même, copient – des modèles qui fonctionnent déjà. « Quand vous avez du succès, vous êtes copiés. Beaucoup imitent nos designs, notre logo et même notre packaging, tentant de capitaliser sur notre renommée », déplore Oosting. Malgré ce succès du tissu chinois, un hic demeure : la qualité. « Même s’ils coûtent peu cher, ça déteint vite. Pour le long terme, ce n’est pas idéal. Par exemple, je ne peux pas donner un pagne chinois à ma fille. Alors qu’avec les pagnes hollandais, ça peut durer des générations. Mais comme c’est cher, j’achète pour les grandes occasions », nous explique Sarah Divine, consommatrice rencontrée sur le marché d’Adjamé. Entre ces deux voies (« premium » hollandaise et « grand public » chinoise), de nouvelles enseignes – a fricaines ou diasporiques – tentent de se faire une place en jouant sur leur modernité et en ciblant une clientèle afrodescendante, jeune et urbaine. C’est le cas de Nanawax, fondée par la Béninoise Maureen Ayité, ou de Maison Château Rouge (MCR, créée par le styliste Youssouf Fofana), qui a récemment présenté une collaboration avec la marque Jordan. Ce faisant, elles capitalisent sur l’attractivité de ce tissu, devenu depuis peu un phénomène de mode.

« Sur la scène internationale, de grands couturiers intègrent audacieusement le wax dans leurs collections, le propulsant sur le devant de la scène internationale »


Le Pagne En Wax : Entre Triomphe Mondial et Questionnements Identitaires

Sur les marchés locaux d’Adjamé (Côte d’Ivoire), de Dantokpa (Bénin) ou d’Adawlato (Togo), les artisans rivalisent d’originalité pour satisfaire les demandes de leurs clientes. Mais simultanément, sur la scène internationale, de grands couturiers intègrent audacieusement le wax dans leurs collections, le propulsant sur le devant de la scène internationale. Des pionniers utilisent très tôt ce tissu dans leurs créations, tels que la Béninoise Gisèle Gomez et le Burkinabè Pathé O. Ce dernier allant jusqu’à habiller, par la suite, des icônes comme Nelson Mandela ou le Roi du Maroc. Leurs initiatives préparent le terrain pour ceux qui, plus tard, verront dans le wax une opportunité de marier modernité et héritage culturel : dans le vêtement, d’abord, puis dans la décoration intérieure et les accessoires.


Une Hégémonie Critiquée

En 2015, à la Fashion Week de Paris, cette tendance atteint son apogée, lorsque plusieurs maisons de haute couture (Burberry, Agnès B , Dior et Stella McCartney) font pour la première fois défiler des modèles habillés en wax, tandis que les icônes Lady Gaga, Beyoncé et Rihanna en font la promotion. C’est à cette même période que Vlisco célèbre ses 170 ans avec une collection anniversaire hommage confiée à Lanre da Silva, Loza Maléombho et Elie Kuamé, entre autres. L’objectif : démontrer l’influence et la polyvalence de ce tissu phare et célébrer les Nana Benz. Le fondateur de la marque EKC revient sur cette expérience. « J’ai collaboré une seule fois avec Vlisco, c’était lors de cet événement. Notre mission était de mettre en lumière toute la richesse du wax en tant que support d’innovation et de créativité. Cette collaboration m’a permis d’appréhender ce matériau avec une vision plus technique et structurée ». La même année, le Philadelphia Museum of Art lance l’exposition Creative Africa: Vlisco: African Fashion on a Global Stage afin de mettre en lumière, là encore, « la richesse et l’innovation des [près de 400 000] motifs de Vlisco ». Mais cette unanimité ne tarde pas à soulever des interrogations. Alors que 2019-2020 marque un tournant pour le rayonnement culturel de l’Afrique, en particulier dans les Industries créatives et culturelles (ICC), l’ex-mannequin camerounais Imane Ayissi est l’un des premiers à briser l’euphorie ambiante. « Trop d’Européens pensent que la mode africaine se résume au wax. J’aspire à montrer la pluralité et la richesse des savoir-faire textiles africains, tout en créditant leur origine, dans une démarche de partage », assène- t-il sans détour dans Le Monde. Nelly Wandji, Aristide Loua, Marie-Jeanne Serbin-Thomas… Les voix s’élèvent et les critiques se font de plus en plus nombreuses. En cause : une hégémonie qui créerait une illusion d’uniformité. « Le wax occupe une place prépondérante et est souvent perçu, tant par les Africains que par les étrangers, comme la représentation exclusive de la mode africaine. Pendant des années, il fallait utiliser du wax pour être reconnu comme “authentiquement africain” », déplore Gilles Djayep. Pour ses pourfendeurs, le succès du wax contribuerait à réduire la richesse et la diversité textiles du continent. « Quid du raphia teint, du ndop – dont s’est inspiré l’un des carrés Hermès lancés en 2018 – du faso dan fani, du bogolan ou encore du kenté ? L’Afrique regorge de tissus exceptionnels, non seulement pour leur esthétique, mais aussi parce qu’ils symbolisent un savoir-faire local. » Le wax continue de briller, mais son éclat se mesure désormais à la lumière d’un héritage aussi riche que fragile.

« Trop d’Européens pensent que la mode africaine se résume au wax. J’aspire à montrer la pluralité et la richesse des savoir- faire textiles africains, tout en créditant leur origine, dans une démarche de partage »


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