Les musées occidentaux regorgent de pièces africaines dont certaines sont adjugées à plusieurs millions d’euros lors de ventes aux enchères organisées par Christie’s ou Sotheby’s en Europe. Face à ce constat, plusieurs collectionneurs africains font entendre leurs voix : après le pillage colonial du siècle dernier, les voici en marge d’un marché qui fonctionnerait sans eux. Explications.
Par Sylvain Comolet
« Chaque objet d’art nécessite une étude approfondie qui ne peut être menée à bien que dans son contexte origine, obligeant ainsi le chercheur à des investigations sur place, toujours riche d’enseignement ». Préfaçant le livre référence de Behumil Holas Art de la Côte d’Ivoire (paru en 1966), Félix Houphouët-Boigny, père fondateur de la nation ivoirienne, ne s’imaginait pas, à l’aune des indépendances africaines, que ses préceptes seraient toujours d’actualité au XXIe siècle.
Des Marchands Européens
L’art premier (auparavant désigné en Occident par « art primitif », sic) désigne communément l’art traditionnel des cultures non occidentales. Aujourd’hui, la valorisation des objets échangés sur le marché de l’art européen provient essentiellement du fait qu’ils sont échangés par des marchands européens, appuyés par des experts occidentaux. Ce qui marginalise les Africains sur les transactions ayant pour sous-jacents les artefacts provenant de leur propre patrimoine. Serge Hié, collectionneur ivoirien et membre fondateur du club La Résidence à Abidjan, tempête : « Imaginez que je me lève un matin et que je me proclame spécialiste de Napoléon alors que je vis en Côte d’Ivoire et n’ai jamais été en Europe… ça n’a pas de sens ! Sans manquer de respect aux grandes maisons que sont Christie’s ou Sotheby’s, la plupart de leurs experts africains ne sont jamais allés en Afrique, ou si peu ». Pour comprendre sa frustration, il faut remonter dans le temps et démêler la tumultueuse histoire des échanges entre l’Afrique et le colonisateur européen.
« Imaginez que je me lève un matin et que je me proclame spécialiste de Napoléon alors que je vis en Côte d’Ivoire et n’ai jamais été en Europe… ça n’a pas de sens !…» Serge Hié
Un Art Africain Devenu Européen Par Appropriation
Behumil Holas, ethnologue français d’origine tchèque, spécialiste de la Côte d’Ivoire et ancien directeur du Musée des civilisations de Côte d’Ivoire (il est décédé à Abidjan en 1978), a passé des décennies à étudier les arts premiers sur le terrain. Son successeur, Francis Tagro, est à la tête de la plus grande collection ivoirienne : celle du musée national, où 16 000 pièces sont conservées. À la différence de Behumil Holas, lui est né Africain. « Au niveau continental, le Musée des civilisations de Côte d’Ivoire est de loin la structure qui a le plus gros fonds muséographique, mais il ne faut pas oublier les collectionneurs privés », explique-t-il. « Ces collectionneurs sont souvent d’anciens dignitaires du pouvoir, comme Georges Ouégnin, l’ancien directeur du protocole d’Houphouët-Boigny, ou Alain-Richard Donwahi, ancien ministre des Eaux et forêts », poursuit-il. D’autres collectionneurs, comme Serge Hié, sont héritiers de collections familiales constituées au cours du XXe siècle, sans oublier certains Européens vivant en Afrique depuis plusieurs générations et fascinés par les cultures africaines, comme Behumil Holas. Face à l’accumulation des musées européens, ces collections africaines ne semblent guère peser lourd. Les chiffres avancés par les spécialistes sont sidérants : dans sa préface à l’édition française de son livre « Le long combat de l’Afrique pour son art », Bénédicte Savoy affirme que « la quasi-totalité du patrimoine artistique de l’Afrique est conservée dans les musées des anciennes puissances coloniales […] À eux seuls les grands musées de Paris, Berlin, Londres, Bruxelles, Vienne, Amsterdam et Leyde concentrent plus d’un demi-million de pièces ». L’art africain serait devenu européen, par appropriation. Mais quid des objets restés en Afrique, et de ceux produits après cette période ?
« La quasi-totalité du patrimoine artistique de l’Afrique est conservée dans les musées des anciennes puissances coloniales ». Bénédicte Savoy
Départs d’Objets : Trois Pistes
Pour comprendre, à l’heure des programmes de restitutions enclenchés par la France, il convient de distinguer trois pistes de départs d’objets. La piste provenant des expéditions punitives militaires de la France, des pillages donc. C’est cette piste qui conduit la France à restituer au Bénin les prises de guerre de 1892 de la campagne du Dahomey. La deuxième, c’est la piste légale : un échange de gré à gré entre un Européen et un marchand africain, pas de restitution dans ce cas de figure. Et la troisième, plus complexe, c’est la spoliation due aux campagnes d’évangélisation du continent à la fin du XIXe, début du XXe siècle. « Les missionnaires européens ont convaincu les populations de se débarrasser de leurs anciens fétiches, ces objets cultuels “possédés” et de les confier à l’Église pour destruction. Ces objets sont partis en Europe, au Vatican ou dans des collections européennes », explique le directeur du Musée des civilisations. Entre 1880 et 1930, on estime que 80 % des artefacts ont quitté l’Afrique, direction l’ex-colonisateur. Ce sont ces objets qui ont de la valeur actuellement.
De quoi échauder les esprits. Comment expliquer que les objets – originaux – restés en Afrique aient moins de valeur que ceux qui s’échangent à coup de millions d’euros chez Sotheby’s ? À l’image de la vente de la collection Leloup, du nom de cette marchande d’art ayant parcouru le Pays Dogon et acheté aux chefs de villages des centaines de pièces par opportunisme : « La falaise sud était en cours d’islamisation, ce qui obligeait ses habitants à se dépouiller des “fétiches” », écrit Hélène Leloup dans son livre Dogon (Somogy éditions d’art, 2010). Des bonnes affaires du passé aux ventes aux enchères européennes, la spéculation sur ces œuvres d’art a été exponentielle.
Exaspération Des Collectionneurs Africains
« C’est bien l’Occident qui a valorisé notre art : si aujourd’hui on en parle dans le monde, c’est grâce aux Européens ». Serge Hié
Certains, comme Serge Hié, ont une position ambivalente. D’un côté, il affirme que « c’est bien l’Occident qui a valorisé notre art : si aujourd’hui on en parle dans le monde, c’est grâce aux Européens », tout en s’indignant « de la majorité qui ne connaissent pas l’Afrique et se prétendent experts ». Ce qu’il faut comprendre, c’est l’exaspération des collectionneurs africains face aux marchands européens et leurs acheteurs, pour qui ces objets ne commencent à exister qu’à partir du moment où des « mains blanches » se sont posées dessus. Corollaire : les objets restés en Afrique au cours de la période coloniale ou ceux issus de rites millénaires toujours en production n’ont aucune valeur et n’intéressent pas les experts du marché de l’art. Un masque dogon authentique, à périmètre égal, serait moins valorisé s’il était resté chez un collectionneur africain, « l’expert » européen ne pouvant prouver son authenticité en raison de son propre éloignement avec le continent. Les quelques pièces d’une galerie parisienne vaudraient ainsi plus que les collections entières de grandes familles africaines dont on douterait de l’origine des pièces.
Une Histoire À Réhabiliter
« C’est la traçabilité de l’objet qui va aujourd’hui donner la valeur marchande. Ce n’est plus la valeur sociale ou l’esthétique de l’objet ». Francis Tagro
« C’est la traçabilité de l’objet qui va aujourd’hui donner la valeur marchande. Ce n’est plus la valeur sociale ou l’esthétique de l’objet », déplore Francis Tagro. Pourtant, les rituels dont se réclament ces objets culturels n’ont pas changé, le savoir-faire et le talent des sculpteurs non plus. Pour les communautés africaines, la valeur de l’objet est liée à sa spécificité, à sa valeur sociale et non à son âge ou à sa provenance. « C’est leur histoire qu’il faut réhabiliter, montrer aux Africains la richesse de leur patrimoine passé et actuel, en ayant des moyens dédiés pour le mettre en valeur », conclut Francis Tagro depuis son bureau du Musée des civilisations d’Abidjan, que surplombe le portrait officiel du chef de l’État Alassane Ouattara.
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