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Et si Eau et Électricité Faisaient Bon Ménage ?


Le continent africain dispose de quatre grands bassins versants : le Nil, le Niger, le Zambèze et le Congo. Depuis les années 1970, les différents chefs d’État et gouvernements des pays concernés ont cherché à utiliser cet « or bleu » comme source d’énergie hydroélectrique. Disponible, accessible, pas chère, puissante et écologique. Une promesse portée par le barrage d’Inga, en République démocratique du Congo, encore à l’état de projet.

Par Elliott Brailly


Imaginez. Imaginez un pays. L’un des plus grands du monde. Au sous-sol particulièrement riche en minerais (cuivre, cobalt, or, diamant, lithium, coltan…). Et indépendant énergétiquement. Tout cela grâce à la ressource naturelle la plus aisément accessible de la planète : l’eau. Et qui s’appuierait sur cette énergie verte pour développer son économie, celle de ses voisins, et offrir un savoir-faire et une technologie « modernes » au monde. Ce rêve fou prend racine en plein milieu du continent africain. C’est le rêve de la République démocratique du Congo (RDC). Voilà, résumée en quelques mots, l’idée du projet Inga : construire le plus grand barrage hydroélectrique du monde en se servant des eaux et du débit du fleuve Congo, le deuxième au monde derrière l’Amazonie1. Plus exactement, un réseau de huit barrages, qui ensemble pourraient générer plus de 40 000 mégawatts (MW) de puissance électrique, portant la capacité énergétique potentielle de l’ensemble du pays à 100 000 MW, quand le barrage des Trois Gorges en Chine – la plus grande centrale hydroélectrique par sa puissance installée – en fait 22 500 actuellement.

Le Projet Inga : un réseau de huit barrages, qui ensemble pourraient générer plus de 40 000 mégawatts (MW) de puissance électrique, portant la capacité énergétique potentielle de l’ensemble du pays à 100 000 MW.

Le barrage hydroélectrique Inga II sur le fleuve Congo

Un Projet de Longue Date aux Variables Complexes

C’était déjà le projet des coloniaux belges ; ce fut ensuite celui du président Mobutu Sese Seko dans les années 1970. Et c’est encore le projet de l’actuel président, Félix Tshisekedi, pour assurer l’indépendance énergétique du pays. Initialement, afin d’industrialiser et libérer la productivité du secteur minier dans la ceinture de cuivre et de cobalt s’étendant de la Zambie à la RDC. Et à terme, avec l’objectif ambitieux d’augmenter le PIB et la balance commerciale en redistribuant l’énergie générée aux pays voisins, voire à l’ensemble de l’Afrique subsaharienne, selon les calculs officiels. « C’est une nécessité pour répondre aux besoins croissants en électricité et atténuer les impacts du changement climatique », assure le professeur Salomon Salumu Zahera, docteur en génie civil diplômé de Polytechnique Montréal et professeur d’hydraulique et hydrologie à l’Institut national du bâtiment et des travaux publics de Kinshasa (RDC). Particulièrement dans une zone où, selon les derniers chiffres de la Banque mondiale, seuls 51,4 % de la population ont accès à l’électricité. Avec des disparités entre le Soudan du Sud et le Burundi (respectivement 8,4 et 10,3 %) et l’Afrique du Sud et le Gabon (respectivement 86,5 et 93,5 %), selon la Banque mondiale. Et entre les zones urbaines, où jusqu’à 90 % de la population est raccordée à un réseau, tandis que dans les zones rurales, moins de 20 % de la population bénéficie de l’énergie électrique (CNUCED). « C’est une équation extrêmement complexe à résoudre, raison pour laquelle, jusqu’à présent, on change régulièrement les variables. Or, dans toute équation, le nombre des variables peut augmenter, mais les inconnues restent les mêmes », expose l’économiste Laure Gnassou, qui en 2020 a présenté son modèle lors de la conférence panafricaine sur le projet Grand Inga et l’hydroélectricité en RDC (GRAND INGA+WWE 2020). « L’information communiquée autour de Inga a toujours fait état d’un potentiel de 100 000 MW. Ce qui équivaut à 66 % du potentiel de l’Afrique centrale. L’hydroélectricité pourrait alors représenter plus de 90 % de la production nationale. » Le site « pourrait produire jusqu’à 40 000 MW, et alimenter non seulement la République démocratique du Congo, mais aussi toute la région subsaharienne et même l’Europe du Sud », complète le docteur Salumu Zahera. « Cependant, [le projet] est confronté à des défis majeurs en termes de développement d’infrastructures, de transport de l’énergie, de stabilité politique, et de financements et autres coopérations régionales. »

Le professeur Salomon Salumu Zahera, qui enseigne à l’Institut national du bâtiment et des travaux publics de Kinshasa.

Objectif Net Zero Industry

Plus de 600 millions de personnes n’ont pas accès à l’électricité sur le continent. Ce qui a un impact sur l’industrie et l’emploi, et affecte également les services de santé et les infrastructures, entravant gravement la vie quotidienne des populations. Le continent jouit pourtant de ressources naturelles abondantes en soleil 2, en eau et en vent3, et des projets d’envergure autour de l’énergie verte ont été développés dès les années 1960. Des pays comme le Maroc ont misé sur l’énergie solaire en développant le complexe Noor Ouarzazate, qui vise à porter la part des énergies renouvelables dans le mix électrique national à plus de 52 % à l’horizon 2030. Le barrage d’Assouan en Égypte (2 100 MW de capacité pour une production annuelle de 10 000 GW) permet de fournir de l’électricité au pays et de réguler les crues du Nil. Sur le Zambèze, le barrage de Kariba abreuve des régions de Zambie et du Zimbabwe. De fait, les pays africains ont bien compris que « les énergies fossiles entraînent de graves impacts environnementaux. Et l’Afrique, bien que responsable d’une faible partie des émissions mondiales, est l’un des continents les plus vulnérables à ces changements », comme l’explique le professeur. «Sortir de la biomasse, et du charbon de bois », et utiliser une ressource verte, permettrait d’« étendre la sécurité énergétique à la population et de libérer le potentiel industriel du pays », ajoute Laure Gnassou. Car les coupures récurrentes dues au manque de puissance actuel ont un impact certain sur la croissance économique et les conditions de vie des familles. En République démocratique du Congo, la Société nationale d’électricité (SNEL) produit actuellement 2 800 MW pour l’ensemble du pays et sa centaine de millions d’habitants. Or, rien qu’à Kinshasa, le besoin est estimé à 4 400 MW. Ce qui entraîne rationnement et coupures. Et influe fortement sur la productivité et le niveau de vie.

« Sortir de la biomasse et du charbon de bois, et utiliser une ressource verte, permettrait d’étendre la sécurité énergétique à la population et de libérer le potentiel industriel du pays »

Augmenter la capacité de production d’électricité avec une énergie « bon marché et abondante stimulerait l’industrie locale, l’agriculture, et les services en permettant le développement d’usines, de petites entreprises et d’industries tertiaires », projette le Dr Zahera Salumu. En parallèle, « des infrastructures comme des routes et les lignes électriques devront être construites, ce qui améliorera l’accès aux marchés pour d’autres secteurs de l’économie »… et permettra de désenclaver certaines zones du pays, pour l’instant plus isolées. « Inga s’inscrit dans un contexte de transition énergétique et va plus loin que la seule production d’énergie verte. [Le projet] a le potentiel de faire réaliser ce que l’on appelle le Net Zero Industry, qui répond à plusieurs objectifs dont la décarbonation des secteurs industriels privés, notamment la supply chain des secteurs miniers. Ce Net Zero Industry, c’est le Graal. Même pour les pays européens. Et, avec ce projet, de facto, le bassin industriel d’une quinzaine de pays devient Net Zero Industry », explique Laure Gnassou. Ce qui permettrait une diversification économique des pays concernés. C’est l’une des raisons pour laquelle l’Union africaine, la Commission économique pour l’Afrique, et la présidence kino-congolaise ont relancé le projet. Notamment en organisant des pools de réflexion, comme la conférence GRAND INGA+WWE 2020, à laquelle a notamment pris part l’influent Jeffrey Sachs, leader mondial dans le domaine du développement durable et consultant spécial auprès du Secrétaire général des Nations unies sur les questions de bioénergie.


Du Papier à la Réalité, Plusieurs Défis Majeurs

« Sur le papier, tout est magnifique », confie Laure Gnassou. « Dans la réalité, il y a une multitude d’agendas. » De fait, en dépit des efforts engagés, une amélioration continue du climat des affaires s’impose ; le conflit perdure à l’est du pays, et l’instabilité politique a pendant longtemps bloqué l’avancement du projet. Toutes choses qui rendent difficile l’engagement à long terme des investisseurs. Tout comme le fait que « bien que le projet Inga ait un potentiel de rentabilité, celle-ci n’est pas garantie. Le fait de constamment présenter ce projet comme bénéfique pour toute la région subsaharienne et comme une solution aux pénuries d’électricité peut être un moyen de justifier les investissements massifs nécessaires et les risques politiques liés à sa réalisation », tempère pour sa part le professeur Zahera Salumu. Le chiffre annoncé tourne autour des 80 milliards de dollars (73 milliards d’euros) de besoins en investissement total pour construire les huit barrages prévus et les infrastructures adaptées. « Pour que le projet soit rentable, il faut une demande stable et croissante d’électricité dans les pays environnants. Si cette demande n’atteint pas les prévisions, la rentabilité pourrait être compromise. De plus, si l’énergie est vendue à bas prix aux pays voisins, la RDC pourrait ne pas en tirer un profit aussi important qu’espéré. Tout comme les coûts élevés de maintenance et de mise à jour, exigés par la gestion d’un projet d’une telle envergure. Cela doit aussi être pris en compte dans l’évaluation de la rentabilité du projet », précise le chercheur.

« Pour que le projet soit rentable, il faut une demande stable et croissante d’électricité dans les pays environnants. Si cette demande n’atteint pas les prévisions, la rentabilité pourrait être compromise. De plus, si l’énergie est vendue à bas prix aux pays voisins, la RDC pourrait ne pas en tirer un profit aussi important qu’espéré »


L’Intérêt du Sud Global

Ainsi, en complément des présidents de la RDC et des organisations internationales, des pays comme l’Afrique du Sud et la Zambie se sont toujours montrés intéressés. L’Afrique du Sud, d’abord, qui exporte déjà une partie de sa production énergétique vers le Mozambique, le Zimbabwe, la Namibie, le Botswana, le Lesotho et l’Eswatini. Ce, en utilisant le réseau régional d’interconnexion électrique, le South African Power Pool (SAPP), comme infrastructure de transmission. La nation arc-en-ciel cherche elle aussi à améliorer sa productivité et sa balance commerciale.


Une Réelle Opportunité de Créer un Leader Panafricain de l’Énergie Verte

Concernant la Zambie, « la connexion entre le projet INGA et le barrage de Kariba est une opportunité stratégique pour améliorer la production et la distribution d’électricité dans la région subsaharienne. Qui nécessite des investissements substantiels, et une coopération politique et technique solide. Des lignes de transmission à haute tension devraient être construites ou renforcées pour le transport sur de longues distances et adaptées à de grandes capacités de production. Ce qui développerait des projets comme la Ligne d’Interconnexion RDC- Zambie », détaille le professeur de l’Institut National du Bâtiment et des Travaux-Publics de Kinshasa. Le projet Inga est « symptomatique de ce que représente la République démocratique du Congo aujourd’hui : un pays avec un potentiel extraordinaire, mais confronté à de nombreuses difficultés pour le mettre en œuvre. Ce projet est un enjeu de souveraineté nationale.

Le projet Inga est « symptomatique de ce que représente la République démocratique du Congo aujourd’hui : un pays avec un potentiel extraordinaire, mais confronté à de nombreuses difficultés pour le mettre en œuvre. Ce projet est un enjeu de souveraineté nationale.

Avec une dimension régionale impliquant l’Union africaine, voire le G7. Et les problématiques d’agenda commun et de chacun. L’idée, depuis la première élection du président Tshisekedi, est de revitaliser Inga. Un engagement accru des banques de développement multilatérales, telles la Banque mondiale 4 et la Banque africaine de développement, serait déterminant pour sa mise en œuvre, et pour contribuer à réduire les risques et les incertitudes liés à un tel projet d’infrastructures, tout en attirant de nouveaux investisseurs. C’est primordial pour assurer la réussite de ce projet », conclut pour sa part Laure Gnassou. Pour le professeur Zahera Salumu, il existe « une réelle opportunité de créer un leader panafricain de l’énergie verte. Le continent possède déjà des projets d’envergure dans le solaire, l’hydroélectricité et l’éolien, qui peuvent servir de base pour une expansion continentale, et sont déjà soutenus par l’Union africaine et la Banque africaine de développement. Cependant, la création d’un leader mondial panafricain nécessitera une intégration des marchés, un accès au financement et une gestion solide des infrastructures. » Dans les années 1950, et grâce à la richesse de leurs sous-sols, les pays pétroliers et gaziers de la péninsule arabique ont réussi à bâtir une économie riche, dont le dynamisme perdure encore aujourd’hui. Qui sait si, dans les années à venir, l’Afrique subsaharienne ne pourrait pas bénéficier des ressources, majeures et vertes, de son « Géant endormi » en mariant harmonieusement eau et électricité ?

« La création d’un leader mondial panafricain nécessitera une intégration des marchés, un accès au financement et une gestion solide des infrastructures »


1. Avec ses 4 700 kilomètres de longueur, il est le huitième plus long fleuve du monde, mais le second après l’Amazone pour son débit de 80 832 m3/s au maximum.
2. Selon l’Association internationale de l’hydroélectricité, l’Afrique dispose du plus grand potentiel hydroélectrique inexploité au monde (474 GW contre 73 GW en Europe).
3. D’après l’International Renewable Energy Agency, en supposant un taux d’utilisation des terres de 1 %, le potentiel de production d’énergie solaire de l’Afrique est de 7 900 GW et de 461 GW pour l’éolien.
4. Après avoir suspendu en 2016 son soutien au projet hydroélectrique Inga III (qui viendrait en complément d’Inga I, lancé en 1972, et d’Inga II, en 1982, et s’accompagnerait de la construction de cinq autres barrages et centrales), la Banque mondiale a réactivé son aide à la RDC en 2022. En août dernier, la RDC a annoncé la réception prochaine d’un appui budgétaire d’un milliard de dollars de la part de l’institution financière internationale.


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