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Makhtar Diop : Les Défis Entravant Le Potentiel Agricole De l’Afrique

Dans cette interview exclusive pour Forbes Afrique, Makhtar Diop, directeur général de l’IFC (Société financière internationale, filiale de la Banque mondiale dédiée au financement du secteur privé), éclaire les défis majeurs entravant le potentiel agricole de l’Afrique et passe en revue les actions menées par l’IFC pour y remédier. Le point en trois questions.

Propos recueillis par Élodie Vermeil Partie N°1


Forbes Afrique : D’ici à 2050, plus de la moitié de la croissance démographique mondiale devrait se produire en Afrique. Pourtant, le continent continue de souffrir de rendements et d’investissements insuffisants dans la filière agricole. Comment l’expliquer ?

Makhtar Diop : On estime qu’aujourd’hui, il y a environ 140 millions de personnes en Afrique qui sont confrontées à une insécurité alimentaire aiguë. Et à chaque fois qu’il y a un choc de type guerre, crise sanitaire, climatique ou autre, ces chiffres augmentent. Les facteurs qui freinent le développement de l’agriculture en Afrique sont multiples. En premier lieu, on note un accès limité au financement, l’agriculture étant généralement perçue comme un secteur risqué, sans collatéral ni garantie, notamment avec les fluctuations climatiques qui affectent les productions. De plus, les banques traditionnelles de développement qui financent l’agriculture sont souvent sous-capitalisées. Et l’essentiel de leurs financements est dévolu aux cultures de rente (cacao, arachide, etc.), ce qui laisse très peu d’argent pour financer les autres filières de type légumes, céréales ou légumineuses, dont la valeur ajoutée est pourtant beaucoup plus élevée.

Deuxièmement, on fait face à un problème d’infrastructures dans le secteur, et l’évacuation de la production constitue un problème dans la plupart des pays africains. Les programmes de pistes rurales restent insuffisants pour améliorer la situation, et l’évacuation reste globalement contrainte par le manque d’infrastructures adaptées.

Il y a ensuite un gros problème d’accès à la terre avec une réglementation autour de la propriété dont les régimes varient selon les pays, et qui génère souvent de nombreux conflits. Dans les pays francophones, le défaut, c’est que l’État, avec la loi sur le domaine national, est propriétaire de la terre et la donne aux communautés. Bien sûr un certain nombre de réformes ont été engagées, mais aucune n’a été menée à bien pour trouver le bon équilibre entre la petite propriété paysanne et la grande culture commerciale. Or, pour développer un pays, il faut les deux : la petite production paysanne, particulièrement importante dans le contexte africain, qu’il faut intégrer aux chaînes de valeur, mais aussi l’agriculture commerciale, qu’il faut aussi attirer et pour laquelle les questions liées à la gestion de la terre sont essentielles.

On observe également un problème de technologie et d’innovation, car l’agriculture en Afrique est encore largement le fait de petits producteurs n’ayant pas les ressources nécessaires pour investir dans une technologie qui leur permettrait d’accroître leur productivité.

Autre point important, le cadre réglementaire et les politiques économiques, qui ne sont généralement pas très stables. Or avoir un minimum de visibilité est particulièrement important pour les investisseurs sur le long terme dans un secteur où le retour sur investissement est long. Ce manque de stabilité affecte donc les capacités et la volonté de certains investisseurs de financer l’agriculture.

Autre point lié aux infrastructures et à l’accès au marché, le manque de services de vulgarisation, dit agricultural extension services [ensemble des organisations qui facilitent et soutiennent les personnes engagées dans des activités agricoles pour résoudre les problèmes et obtenir des informations, des compétences et des technologies afin d’améliorer leurs moyens de subsistance et leur bien-être, NDLR]. C’est généralement l’État qui s’en charge, mais avec des moyens limités, ce qui ne permet pas aux paysans d’avoir le service nécessaire pour pouvoir augmenter leur production et leur productivité. Sans compter que le niveau de formation et d’éducation dans le monde rural étant beaucoup plus bas que dans le monde urbain, on a affaire à des gens moins qualifiés et donc moins aptes à adapter ces technologies et ces techniques si importantes pour le développement de l’agriculture.

Et tout cela, malheureusement, dans un contexte où l’inégalité des genres est encore forte – particulièrement dans le secteur rural –, privant les femmes de l’accès à la terre et du capital nécessaire pour intégrer certains segments de la production agricole.

« L’agriculture en Afrique est encore largement le fait de petits producteurs n’ayant pas les ressources nécessaires pour investir dans une technologie qui leur permettrait d’accroître leur productivité »

©Sidy Talla/IFC


Sur le volet spécifique de l’agriculture, quel est aujourd’hui le montant total des engagements financiers de l’IFC en faveur du secteur sur le continent ? Quels sont les pays et les types d’acteurs (PME, grands groupes, etc.) qui ont le plus bénéficié de ces financements ?

M. D. : Depuis mon arrivée à l’IFC [mars 2021, NDLR], j’ai mis un accent tout particulier sur le secteur de l’agriculture. Dans notre exercice fiscal 2023 [juin 2022 à juin 2023, NDLR], nous avons investi 857 millions de dollars [un peu plus de 800 millions d’euros, NDLR] pour soutenir l’agriculture et lutter contre l’insécurité alimentaire. Et depuis juin 2023, nous avons investi 1,8 milliard de dollars [1,68 milliard d’euros, NDLR], donc plus que doublé nos engagements envers le secteur agricole, qui est pour moi une priorité majeure, essentielle.

Nous avons également développé un certain nombre d’initiatives qui nous permettent aujourd’hui d’investir dans ce secteur. Et ces investissements visent à fournir des solutions au diagnostic général de l’état de l’agriculture en Afrique dressé précédemment. Parlant d’intrants par exemple, nous avons aujourd’hui la chance sur le continent africain d’avoir une société qui figure dans le Top 5 mondial de la production d’engrais, l’OCP [Office chérifien des phosphates, NDLR], avec lequel nous travaillons en étroite collaboration. Les prêts que nous avons octroyés à l’OCP [le dernier s’élevant à 100 millions de dollars soit 93 millions d’euros, NDLR] ont permis à ce groupe d’augmenter sa production en urée et autres composants entrant dans la fabrication des fertilisants. Nous avons aussi développé un partenariat stratégique avec eux, car ils ont mis au point un programme permettant aux paysans non seulement d’obtenir de l’engrais, mais aussi les services nécessaires pour l’utiliser au mieux. Ce qui nous a plu dans leur approche, c’est qu’ils n’utilisent pas une composition standard pour la fabrication de leurs engrais, mais adaptent leurs produits aux spécificités des sols, étudiés et testés dans cette optique.

« Ce qui nous a plu dans l’approche de l’OCP, c’est qu’ils n’utilisent pas une composition standard pour la fabrication de leurs engrais, mais adaptent leurs produits aux spécificités des sols, étudiés et testés dans cette optique »

Nous avons aussi mobilisé d’autres partenaires, car c’est ainsi que nous travaillons : nous effectuons notre propre investissement et « syndiquons » beaucoup de prêts. Ainsi par exemple, si des personnes ou structures sont intéressées, mais ne connaissent pas le secteur, on les emmène derrière nous pour ainsi dire.

Nous avons récemment signé un financement de 1,2 milliard de dollars [1,12 milliard d’euros, NDLR] pour Indorama au Nigéria [plus gros producteur d’engrais à base d’urée d’Afrique subsaharienne], qui permettra à terme de produire 1,4 million de tonnes cubiques d’urée par an. Ce sera certainement l’un des plus gros investissements dans le secteur agricole au Nigéria.

En Ouganda, nous avons investi dans une minoterie et dans des unités de production d’engrais, et en Côte d’Ivoire, nous avons mis en place un programme de numérisation de la chaîne de valeur du cacao qui a permis d’inscrire près de 120 coopératives – sur un total de 140 – sur une plateforme de paiement numérique, et auquel 25 000 agriculteurs participent. Cela représente environ 1,5 million de dollars [1,4 million d’euros, NDLR] de paiement de primes effectués numériquement. Donc nous sommes vraiment en train d’utiliser le numérique pour lier les petits producteurs aux gros marchés et leur permettre de travailler avec des géants comme Cargill, le tout via mobile, fintech, etc.

Nous nous intéressons aussi aux pays plus petits pour leur potentiel de développement agricole. Nous avons beaucoup d’initiatives à ce niveau et récemment, nous avons également développé un focus sur certaines régions, comme la vallée du fleuve Sénégal, où nous souhaiterions accroître la production des cultures irriguées. Il s’agit d’un projet d’envergure prometteur, et une initiative que nous souhaiterions développer dans les régions des grands fleuves. Cette initiative des fleuves, c’est la vision que j’ai pour les pays sahéliens, car à terme, j’aimerais que l’on puisse mettre en œuvre de grands programmes d’irrigation afin de développer l’agriculture dans les régions sèches.

En parallèle, nous souhaiterions aussi avoir une meilleure maîtrise des eaux souterraines et élaborer un mapping de ces eaux pour développer l’agriculture par irrigation en dehors des régions fluviales. C’est un projet qui est actuellement en cours de discussion avec les experts du secteur de l’eau ainsi que nos collègues de la Banque mondiale.

Enfin, nous travaillons beaucoup avec Cargill, Olam et Nestlé autour des filières cacao, café et coton, ainsi que Nespresso, avec qui nous avons noué un partenariat il y a plus d’une décennie afin d’accélérer l’orientation de Nespresso vers la durabilité, partenariat qui s’est notamment traduit par la plantation d’arbres d’ombrage et de semences, ainsi que l’assistance technique, afin d’améliorer la productivité, la qualité et la durabilité environnementale du café cultivé par les fermiers fournisseurs de Nespresso, contribuant à améliorer les moyens de subsistance des agriculteurs et à renforcer leur résilience face aux effets du changement climatique.

Une autre initiative importante que nous portons concerne l’orge. Nous avons ainsi mis sur pied un programme en Éthiopie avec des petits producteurs d’orge ; les investissements effectués dans les installations de production et la professionnalisation des agriculteurs locaux ont porté leurs fruits, puisqu’ils sont devenus de grands fournisseurs de Heineken. C’est un exemple typique de la façon dont nous essayons de développer des chaînes de valeurs permettant aux petits producteurs de travailler avec les grands groupes agro-industriels.

« Dans notre exercice fiscal 2023, nous avons investi 857 millions de dollars pour soutenir l’agriculture et lutter contre l’insécurité alimentaire. Et depuis juin 2023, nous avons investi 1,8 milliard de dollars, soit plus que doublé nos engagements envers le secteur agricole, qui est pour moi une priorité majeure, essentielle »

©Sidy Talla/IFC


Justement, la structuration des chaînes de valeur est souvent considérée comme un élément clé du développement de l’agribusiness en Afrique. Comment vous y prenez-vous concrètement pour accompagner et renforcer les capacités des acteurs de ces chaînes de valeurs ?

M. D. : Nous travaillons sur différents fronts. Avec l’entrée en vigueur de la ZLECAf [Zone de libre-échange continentale africaine, NDLR], un certain nombre d’accords sont en train d’être signés pour favoriser la mobilité des biens et des personnes. En soutien à cette initiative, nous avons développé, en partenariat avec l’OMC, l’African Trade Initiative, qui vise à faciliter le commerce inter-africain grâce à un instrument de trade financing [ensemble de techniques et de produits financiers destinés à financer et à accompagner les opérations de commerce international, NDLR] permettant le financement du commerce entre les banques africaines de différents pays. Cet outil va jouer un rôle considérable dans la création de chaînes de valeurs, car il permettra par exemple à un producteur kenyan d’exporter son produit vers un autre pays d’Afrique où celui-ci sera traité, transformé et ainsi de suite, créant de facto une chaîne de valeurs beaucoup plus riche.

Outre ce premier point, essentiel à nos yeux, nous nous efforçons également d’accompagner et de financer la transformation primaire. Prenons l’exemple de la noix de cajou, produite en Afrique : jusqu’à très récemment, dans de nombreux pays, elle était exportée vers l’Inde qui utilisait un processus de transformation très simple avant de procéder au packaging des noix de cajou grillées et triées par catégories puis de les réexporter. Nous avons donc commencé à financer et accompagner l’installation d’unités de transformation sur le continent. Idem pour le cacao : l’Afrique comptant désormais ses propres chocolatiers, nous essayons d’aider de petites entreprises à se développer à travers de la dette directe ou indirecte [via les établissements bancaires, NDLR], en fonction de la taille des entreprises concernées. Dans ce dernier cas, nous donnons une ligne de crédit à une banque avec un objet bien particulier : soutenir les entreprises dirigées par des femmes, financer l’agriculture, financer les PME, etc.

Ce que nous voudrions faire maintenant, c’est voir comment prendre des actions dans ces entreprises, parce que l’equity permet un effet de levier beaucoup plus important, renforçant ainsi la situation financière des entreprises et leur permettant de faire des prêts plus importants et d’augmenter leur production. C’est ce vers quoi nous nous orientons. Bien sûr la démarche est risquée, car on ne peut pas prédire la façon dont évoluera une entreprise, mais nous pensons que c’est un bon moyen d’aider ces entreprises à se développer.

« Ce que nous voudrions faire maintenant, c’est voir comment prendre des actions dans ces entreprises, parce que l’equity permet un effet de levier beaucoup plus important, renforçant ainsi la situation financière des entreprises et leur permettant de faire des prêts plus importants et d’augmenter leur production »

Pour l’intégration de la chaîne des valeurs, nous continuons à travailler sur les infrastructures physiques, mais également sur la facilitation du commerce inter-africain. Une chose est de construire des routes, des ponts, mais si on se fait arrêter 20 fois, 30 fois et que l’on doit montrer patte blanche à chaque fois, la situation ne s’améliorera jamais et on n’aura rien réglé.


Bio Express

Makhtar Diop est directeur général et vice-président exécutif de l’IFC depuis le 1er mars 2021. Il était auparavant vice-président de la Banque mondiale pour les Infrastructures et avait dirigé à ce titre les actions menées par l’institution pour mettre en place des infrastructures durables dans les économies émergentes et en développement. Dans le cadre de ces fonctions, il a supervisé les activités stratégiques de la Banque dans les secteurs de l’énergie, du transport, de l’infrastructure numérique et des partenariats public-privé. Il avait précédemment occupé pendant six ans le poste de vice-président de la Banque mondiale pour la Région Afrique, dans le cadre duquel il a présidé à la réalisation d’un montant record de 70 milliards de dollars [65 milliards d’euros] d’engagements en faveur de l’Afrique subsaharienne, destinés, entre autres enjeux du développement, à élargir l’accès à l’énergie, favoriser l’autonomisation économique des femmes et des jeunes, ou encore promouvoir un environnement propice à l’innovation et à l’adoption des nouvelles technologies. Ardent défenseur du droit de l’Afrique à disposer de sources d’électricité propres et abordables, il a également appelé à une hausse des investissements dans les énergies renouvelables et plaidé pour une plus grande interconnectivité régionale dans les secteurs de l’électricité et du transport. Il a également exercé les fonctions de directeur du département Finances, secteur privé et infrastructure de la Région Amérique latine et Caraïbes ; directeur des opérations pour le Brésil, où il a œuvré au financement de travaux d’infrastructure majeurs ; et directeur des opérations pour le Kenya, l’Érythrée et la Somalie. M. Diop apporte à sa nouvelle fonction une expérience et une compréhension approfondies des défis du développement et une grande maîtrise de l’interface public/privé. Il aura pour priorités de mobiliser des investissements dans les pays les plus pauvres et fragiles et d’installer les conditions d’une reprise résiliente, inclusive et durable. Outre sa carrière dans les organisations internationales, M. Diop, économiste de formation, a commencé par travailler dans le secteur bancaire avant de rejoindre le Fonds monétaire international (FMI), puis la Banque mondiale, et possède une longue expérience du secteur privé. Il a par ailleurs occupé des fonctions gouvernementales, dont notamment celle de ministre de l’Économie et des Finances du Sénégal, et a joué à ce titre un rôle déterminant dans l’adoption de réformes structurelles qui ont contribué, à la fin des années 1980, à poser les bases de la croissance du pays. Reconnu pour son leadership dans le domaine du développement, M. Diop a été désigné comme l’un des 100 Africains les plus influents du monde. Il s’est vu décerner en 2015 le prestigieux prix Regents’ Lectureship Award de l’université de Californie (Berkeley).Il est diplômé en économie des universités de Warwick et Nottingham (Angleterre).

(Source : Banque mondiale)



Retrouvez Ici La Suite de l’Entretien Avec Makhtar Diop :

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